Durance, la fin d’un modèle de résilience

Géré par EDF depuis les années 1960, le système hydraulique de la Durance sécurise les besoins en eau de 3,5 millions d’habitants, de l’agriculture et de l’industrie. Mais, avec le changement climatique, le réseau est soumis à rude épreuve.

Pierre Isnard-Dupuy  • 12 juillet 2022
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Durance, la fin d’un modèle de résilience
Le lac de Serre-Ponçon, sur la Durance, dans les Hautes-Alpes.
© Alexis G. / Photo12 via AFP

Il y a bien eu quelques orages sur les reliefs fin juin. Insuffisants pour amortir la crise de l’eau en cours depuis le début de l’année sur le bassin de la Durance, des Alpes du Sud à la Provence. La région Provence-Alpes-Côte d’Azur, comme d’autres en France, connaît de remarquables déficits de précipitations. « Décembre est le dernier mois à avoir été correctement arrosé. Et même la pluviométrie de l’automne dernier a été en déficit. Il faut remonter au printemps 2021 pour trouver une saison plus arrosée que la moyenne », détaille Gaétan Heymes, prévisionniste et nivologue à Météo France.

S’ajoute un redoutable effet ciseau. Les fortes chaleurs des mois de mai et de juin ont encouragé l’évapotranspiration de la végétation et des sols. Tout en annihilant les stocks de neige en altitude, dont la fonte progressive permet habituellement de soutenir le niveau hydrique dans les rivières au cours de l’été. « Les volumes de neige de l’hiver dernier ont été parmi les plus faibles des soixante dernières années. En mai, le très peu de neige qui restait est parti très vite dans les rivières », explique Gaétan Heymes, qui est basé à Briançon en haute Durance.

De la sous-préfecture des Hautes-Alpes à Avignon (Vaucluse), la Durance est une des rivières les plus artificialisées de France pour servir les besoins en eau potable de 3,5 millions d’habitants, principalement des Bouches-du-Rhône et du Var. Des départements pourtant en majeure partie en dehors du bassin naturel du cours d’eau. Les eaux détournées dans des canaux assurent aussi la prospérité agricole et industrielle de la Provence (voir schéma). Jusque-là, le système était scruté ailleurs en Méditerranée comme un modèle de résilience aux sécheresses. Mais les effets du réchauffement climatique deviennent concrets et les conflits entre usagers émergent.

Depuis les années 1960, la Durance et son affluent, le Verdon, ont été lourdement aménagés de barrages et de centrales hydroélectriques. Ce qui permet d’abreuver les territoires en aval, tout en produisant 50 % de l’électricité régionale et 10 % de l’hydroélectricité nationale. Sauf que, cette année, EDF a été contrainte de réduire de 60 % sa production pour permettre de garder de l’eau pour les autres usages. L’électricien s’est restreint dès le mois de février. Alors même que le contexte d’envol des prix de l’énergie lié à la guerre en Ukraine lui aurait permis de faire mieux face à cette autre crise.

Adapter le tourisme

Sur les lacs artificiels, des activités de tourisme nautique se sont développées, en particulier sur celui de Serre-Ponçon, dans les Hautes-Alpes. La plus grande retenue artificielle d’Europe, mise en eau en 1959, est la pièce maîtresse du système Durance, avec sa capacité de stockage de 1,2 milliard de mètres cubes, dont une réserve agricole théorique de 200 millions de mètres cubes pour faire face aux étés secs. Tout début juillet, la cote du lac est à moins 8 mètres de son optimal touristique. En deçà des niveaux exceptionnels atteints parfois au mois d’août, ce qui s’est produit moins d’une fois par décennie jusqu’à la fin des années 2010.  « Sur les dix ans qui viennent, le type de situation que l’on vit aujourd’hui va avoir lieu durant deux à trois saisons », expose Victor Berenguel, le président du Syndicat mixte d’aménagement et de développement de Serre-Ponçon (Smadesep) et maire divers droite de Savines-le-Lac.

Le système est totalement binaire, donc il peut s’effondrer très très vite.

L’élu s’inquiète de mauvaises conséquences économiques qui affecteraient la centaine de prestataires touristiques du plan d’eau, qui à lui seul pèse pour 40 % de l’attractivité touristique du département. Le syndicat mixte évalue une perte de 300 emplois saisonniers en juillet, 500 en août. Pour continuer d’accueillir les touristes au mieux, il faudra rallonger les plages et adapter les pontons. « On va investir 30 à 35 millions d’euros avec le soutien de la région et du département », annonce l’édile.

Eau potable

En amont des gorges du Verdon, le maire divers droite de Castellane doit, lui, réagir pour alimenter plusieurs des hameaux de sa commune en eau potable. « Depuis quelques années, on avait l’habitude de rencontrer des soucis au mois d’août. Cette année, deux sources se sont taries au mois d’avril », raconte Bernard Liperini. Il y a deux ans, la commune a investi dans un camion-citerne qui fait le tour des hameaux et d’une commune voisine. Des études géologiques sont en cours pour trouver de nouveaux approvisionnements. Pour l’élu, le « changement climatique exponentiel » n’est pas le seul responsable. « Les hameaux sont de plus en plus fréquentés l’été. Les touristes viennent avec leurs habitudes de citadins et ne font pas attention aux économies d’eau », considère-t-il.

© Politis

Au bout du canal de Provence qui s’alimente dans le Verdon, à Aix, Marseille ou Toulon, l’eau potable pourrait-elle venir aussi à manquer ? Pas dans l’immédiat. « Il y a deux usages prioritaires qui sont garantis : l’eau potable et l’eau indispensable aux milieux naturels », rappelle Annick Mièvre, directrice de la délégation de l’agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse, à Marseille. Mais, à l’ouest des Bouches-du-Rhône, le Syndicat mixte de gestion de la nappe phréatique de la Crau (Symcrau) avertit d’une situation qui pourrait « aboutir à une crise économique, écologique et sanitaire majeure, en particulier si l’important déficit de pluie observé depuis ce début d’année se poursuit cet automne ».

L’eau potable de 300 000 habitants d’Arles, d’Istres ou encore de Martigues est pompée dans la nappe souterraine. Et le rechargement de celle-ci dépend pour 70 % de son volume de l’irrigation gravitaire des parcelles de foin AOP de Crau avec de l’eau de la Durance. Problème, des restrictions de 25 % en moyenne des volumes d’eau sur les canaux du Vaucluse et des Bouches-du-Rhône ont été actées fin juin. De ce fait, la directrice du Symcrau s’interroge sur le caractère dit « sécurisé » pour l’accès à l’eau de son territoire. « Le système peut basculer. Il est totalement binaire, donc il peut s’effondrer très très vite », affirme Charlotte Alcazar, directrice du Symcrau.

Priorité des usages

Les autres usagers dits « non sécurisés » sont ceux qui ne sont pas raccordés au réseau du système Durance. 80 % des surfaces agricoles des Hautes-Alpes sont concernées, estime la Confédération paysanne. Sur les parcelles arrosées, l’eau est actuellement restreinte de 40 %. Le syndicat agricole a manifesté avec les Jeunes Agriculteurs et la FDSEA, le 18 mars, devant la préfecture de Gap, pour dénoncer un nouvel arrêté cadre fixant les mesures en cas de sécheresse. Depuis, les agriculteurs tentent de s’organiser par leurs propres moyens pour pallier la faiblesse de la ressource, en anticipation des décisions administratives.

Le canal de Provence ajoute une demande qui va mettre encore plus le système en tension.

« La sécheresse a eu la vertu de nous rassembler », sourit Thomas Raso, de la Confédération paysanne des Hautes-Alpes. Ce maraîcher de la vallée du Buech, un affluent de la Durance dans le sud-ouest du département, plaide pour une redéfinition de la hiérarchie des usages. En réaffirmant tout d’abord la primauté de l’agriculture sur le tourisme. « De plus en plus, on nous parle de partage avec les activités touristiques. La réaction de la plupart des politiciens locaux nous fait peur. On voit bien que l’agriculture n’est pas leur priorité, exprime le paysan. En 2014, les débits réservés [pour les écosystèmes des rivières] ont été doublés. C’est une bonne chose pour les milieux naturels. Mais c’est de l’eau en moins pour l’agriculture. On demande qu’en cas d’année exceptionnellement sèche les débits réservés soient diminués par anticipation. Sinon, on laisse cramer les cultures et juste à côté on voit passer l’eau avec des kayaks et des baigneurs dedans », argumente celui qui précédemment a été hydrologue pour les services de l’État dans les Hautes-Alpes.

Nouveaux usages

Puis la Confédération paysanne souhaite qu’une hiérarchie entre les types de cultures soit décrétée. « La priorité des priorités devrait être de réserver l’eau pour les cultures commercialisées en circuit court local, et après seulement pour l’agriculture exportatrice », détaille Thomas Raso. Enfin, la Confédération paysanne des Hautes-Alpes considère qu’il faut favoriser l’amélioration des canaux d’irrigation existants, l’adaptation des sols et le recours à des plantes plus adaptées à l’aridité.

A contrario de cette direction, la société du canal de Provence est en train d’agrandir son réseau d’ici à 2027 pour arroser 30 000 hectares supplémentaires de lavande sur le plateau de Valensole et de vigne dans le Var et le Luberon. L’objectif étant de préparer ces territoires « au défi climatique », comme l’affirme aux Échos (1) son directeur du développement, Benoît Moreau. Un projet « suicidaire », dénonce Thomas Raso. « Le système actuel fonctionne quand même les années un peu sèches. On ne peut pas ajouter des usagers à l’infini, à un moment donné ça va coincer », dit-il.

« Tous les efforts résident dans la modernisation des réseaux, la lutte contre le gaspillage. Le canal de Provence ajoute une demande de plus qui va mettre encore plus le système en tension », développe pour sa part l’hydrologue Éric Sauquet, de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. En 2015, le scientifique a coordonné une projection baptisée « Risque, ressource en eau et gestion durable de la Durance en 2050 » (R2D2). « Les événements que l’on observe s’inscrivent dans le prolongement de la tendance que l’on a projetée. Il y a une nécessité de s’adapter », prévient-il.

S’adapter ? « Ça, on le dit depuis la création de notre association en 2018. Déjà, en 1974, René Dumont [premier candidat écologiste à la présidentielle] disait qu’il y aurait des problèmes d’eau », déplore Pierre Follet, de l’association SOS Durance vivante. Le maraîcher à la retraite vit en bord de Durance à -Villelaure (Vaucluse). Il s’alarme d’une idéologie croissantiste encore à l’œuvre chez les politiques, alors que la raréfaction de la ressource en eau imposerait la sobriété, comme le défend son association. « N’importe quel plan local d’urbanisme de la région prévoit toujours plus d’habitants, toujours plus d’activités économiques », explique-t-il. In fine, selon le militant écologiste, c’est l’écosystème de la rivière qui va être sacrifié. Le débit réservé en été pour les milieux aquatiques en basse Durance est abaissé habituellement au 1er juillet de 15 à 4,7 mètres cubes par seconde. Cette année, il l’a été par anticipation à la mi-juin. De quoi rendre Pierre Follet amer : « Avec un tel débit, il n’y a plus de rivière, tout l’écosystème est foutu ! »

Pierre Isnard-Dupuy Membre du Collectif Presse-Papiers.

(1) « Le canal de Provence va massivement investir pour sécuriser l’irrigation de la région », Les Échos, 29 juin 2022.

Écologie
Temps de lecture : 10 minutes
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