Ervé : « J’écris pour me taire »

De la rue à l’édition parisienne en passant par les plateaux télé, Ervé a imposé sa plume et sa silhouette cabossée, ses récits de vie, une philosophie, et de vrais morceaux de bitume.

Jean-Claude Renard  • 20 juillet 2022 abonnés
Ervé : « J’écris pour me taire »
© Marie Rouge

Ervé sans H, s’il vous plaît. « Ça fait longtemps que ce hasch-là je l’ai fumé. » Le bougre se veut taquin et coquet, caressant sa barbe poivre et sel joliment taillée autour d’un sourire édenté, illuminé par des yeux bleus qui transpirent la Méditerranée. Ervé, c’est aussi la signature d’un premier livre, un objet littéraire, Écritures carnassières, franc succès en librairie.

L’histoire est belle. Mais pas au début, pour un mouflet accueilli fin 1973 « dans un foyer de la Ddass après avoir été placé en famille d’accueil. À croire que ça s’est mal placé et passé. […] On m’a retiré à ma génitrice qui n’avait fait que me vêler. Pour elle, je n’étais rien qu’une boule humaine insignifiante pour une pute à bar qui écartait les cuisses pour quelques verres d’alcool et des cigarettes. La misère sociale d’un certain Nord de l’époque dans toute sa splendeur. C’est sur le trottoir que des gendarmes m’ont ramassé. Placement en famille merdique et puis en foyer. Le placard où je dormais a laissé place à un grand dortoir aux mille lits et autant de fenêtres, un réfectoire où le moindre chuchotement résonnait en écho froid. Un château, dit du Mauviar, à Artres, magnifique pour la carte postale, et immense aux yeux d’un petit enfant ». Voilà pour le décor planté.

Un cadre idyllique, sans conteste. Mais une vie de château qui n’en est pas une. Faudra composer, négocier avec la vie. À l’arraché. Tout jeune, quand on lui pose l’éternelle question « à la con » qu’est-ce que tu veux faire plus tard, Ervé répond : « Walt Disney ». Le costard est grand mais peu importe. C’est déjà du rêve pour un doux rêveur qui se réfugie dans les feuillages du château, le pourtour des bassins grenouillés qui lui vaut un premier surnom : Crapo. C’est sans compter les accidents de la vie, ses turpitudes, son universelle vacherie, celle qui mène à l’état de sans-abri. « Tu nais cas social, tu deviens asocial. » À la marge. C’est peut-être l’expression majeure de ce texte, avec ses fragments de vie en vrac, sans chronologie, mais rudement charpenté.

« J’ai eu du mal avec l’étiquette d’écrivain. Quelle prétention ! »

Un texte qui livre le quotidien, jour et nuit, d’un SDF. Avec son rapport au temps d’abord. À la météo. Forcément, quand on vit dehors. Le crachin ici, la pluie diluvienne là, la brise douce, le soleil, les basses températures et les hautes, les taux d’humidité qu’on ressent en claquant deux doigts. Avec son rapport à la solitude, qu’Ervé cajole ; son rapport à l’échec d’une vie avec deux enfants en bas âge, qu’il a baptisés « ses deux poumons » ; son rapport à cette parentalité qui revient toujours.  « Ma naissance a été reconnue par un inconnu. J’aime à penser que je devais avoir pour seule couche un linceul. Aucune odeur paternelle. Et aucun souvenir de tendresse féminine. Comment se construire donc sur le néant ? » Ou se déconstruire. C’est tout l’objet de cette littérature. Parce qu’il ne s’agit pas d’un livre de SDF qui raconterait ses méandres, mais bien d’une œuvre littéraire à part entière. L’œuvre d’un auteur qui, accessoirement, est sans domicile fixe.

Écritures carnassières s’avance dans un flot de souvenirs, en petites touches. Comme un meuble à tiroirs que l’auteur ouvre et referme. Sans s’épargner, sans empathie envers lui-même. Avec ses torts et travers. « Je suis un Clochard Alcoolo-Tabaco dépendant, un CAT qui ruine sa vie depuis sa naissance. Un chat sauvage sans griffes. » Quoique. Entre deux coups d’ergot légers, voilà beaucoup de confidences. « Pour avancer, je couche les mots. Je couche avec, même. User de l’imaginaire pour poser le vrai et poser ce que je suis : bancal, marginal, cas social de naissance. Sans fard, me délester de ce fardeau qu’est la vie pour certains. Je vide mon sac ado et adulte et, de plus loin, enfant. L’enfance où tout démarre. »

Ervé est un gosse de la rue qui y est resté, au ras du bitume, et convient : « Depuis longtemps je taquine la rue. Aujourd’hui encore. Guidé par mes failles, mes blessures, j’arpente trottoirs bitumeux ou sentiers poussiéreux. Partout le même bitume. Partout les mêmes poussières âcres. »

Des poussières qui conduisent à un certain succès pour ce Chti né en 1972, à Valenciennes, la cinquantaine assumée et rayonnante. Écritures carnassières a déjà dépassé les 5 000 exemplaires, classé parmi les trente meilleures ventes en librairie. Pour les prestigieuses et historiques éditions -Maurice Nadeau, c’est le best-seller.

Mais Ervé n’est pas arrivé là par hasard. Les bonnes âmes ont veillé. Celle de Guy Birenbaum d’abord. An 2008. L’écrivain journaliste éditeur est de signature dans une librairie du quatorzième arrondissement parisien. Ervé débarque avec son sac à dos, gavé de carnets et de crayons. Avec un a priori favorable sur un homme qu’il suit à travers ses articles et son blog. Parce qu’Ervé est un accro à la radio, fixé sur France Inter, le transistor en compagnon de route. Entre Birenbaum et Ervé, la rencontre opère. Le second confie écrire, le premier lui recommande de poursuivre ses travaux de plume.

« Mon style, c’est peut-être un condensé de tous ces auteurs que j’ai absorbés. »

Ervé s’exécute, écrit, réécrit, publie des extraits sur son compte Twitter, sous le nom de Croisepattes. « J’ai toujours considéré qu’il avait un énorme talent, observe aujourd’hui Guy Birenbaum. Et j’ai toujours voulu qu’il soit publié. Mais ça reste compliqué dans l’édition, surtout pour quelqu’un qui n’a ni adresse fixe ni compte en banque. » Il aura fallu quatorze ans pour pouvoir lire Ervé. Autre fée au chevet de l’auteur, l’éditrice Delphine Chaume. Qui repère le bougre à travers son compte Twitter. Et lui demande tout bonnement s’il a autre chose et la matière pour publier davantage que des petits bouts, des extraits. Dont acte. Une certaine confiance s’installe entre l’auteur et l’éditrice, chevalière servante aux basques de son poulain.

On en est là. Avec un succès d’abord médiatique. Pas facile à gérer. Vécu « d’une façon éprouvante. » D’une intervention l’autre : « C à vous » sur France 5, le « 28 minutes » sur Arte, chez Élisabeth Quin, « Par Jupiter » sur Inter, au milieu de la bande de Charline -Vanhoenacker. Une pleine page dans Le Monde, une double dans Libération. Avec ses yeux bleus innocents, Ervé n’est pas armé pour affronter tout ça. « Je n’ai pas l’habitude. Je ne m’attendais pas à autant d’attention. Ce livre est un héritage, qui raconte à mes deux filles qui j’étais, d’où je viens et pourquoi j’ai été si absent. Quand Delphine Chaume m’a dit que j’avais la trempe d’un écrivain, j’ai eu du mal avec cette étiquette. Quelle prétention ! J’ai eu du mal à prendre du recul, j’ai eu des doutes. C’est compliqué. [Il cherche ses mots.] C’est beaucoup trop d’émotions pour moi. C’est le trac avant chaque intervention. Je n’en dors pas la nuit précédente. Suis-je à ma place ? »

Guy Birenbaum confirme. « On ne passe pas de la rue aux plateaux comme ça. C’est très violent. Il faut faire attention, prendre de la hauteur, du recul. Il lui faut arriver à respirer, digérer tout cela, se méfier du miroir aux alouettes. »

« La vie du bouquin »

Reste, au-delà d’un succès médiatique, un succès en librairie. Jusqu’à être reconnu dans la rue, le terrain de jeu d’Ervé. Ou bien dans un train, lorsqu’il croise une étudiante en philo-sophie qui voyage avec Écritures carnassières en poche. Idem avec une passagère du métro qui lit son livre entre trois stations. De quoi laisser des traces en tête. Mais, s’empresse-t-il de préciser, « le nombre de ventes ne m’intéresse pas. C’est la publication qui est importante ». Avec une réception du livre compliquée auprès de ses compagnons d’infortune. Jalousie d’abord. « Il y a ceux qui écrivent de leur côté mais qui n’osent pas proposer, il y a ceux qui pensent qu’on est millionnaire parce qu’on sort un livre ». On en est loin. « Ce qui m’intéresse, ce ne sont pas les cuisines internes de l’édition, mais la vie du bouquin, tout en découvrant tout le travail qu’il y a derrière. Moi, je n’ai fait qu’écrire. Après, il existe des petites mains qui sont essentielles, chargées de faire vivre le livre. Je n’en suis que l’auteur. » Excès de modestie, pas feinte.

« Je préfère que les gens me lisent plutôt qu’ils ne m’écoutent. Je ne suis pas un acteur. »

Pourtant, en termes d’écriture, Ervé n’est pas un perdreau de l’année. Ça remet loin. Aux premiers pas, aux premiers jets, dès lors qu’il apprend à lire et compter. « Il s’agissait de comprendre les mots. » Un apprentissage qui passe très tôt par les lectures de Rimbaud, de Verlaine et de Baudelaire. « J’ai eu aussi dans mon parcours chaotique la chance d’avoir des éducateurs qui m’ont poussé vers Hemingway, Kerouac, avant de découvrir Bukowski et Joe Fante. » Ervé n’est pas seulement écrivain, c’est aussi un lecteur. Avec ses modèles, ses influences. Même s’il s’en détache. L’auteur possède son propre style, mâtiné des uns et des autres. Avec une particularité : « Dans la rue, il faut écrire vite. Quand il pleut soudainement, il faut savoir écrire vite si j’ai une idée dans la tête. Je mâche parfois mes mots en écrivant. Et puis quand je me relis après, je me dis que c’est pas si mal comme ça ! Même si j’oublie des virgules. Mon style, c’est peut-être un condensé de tous ces auteurs que j’ai absorbés. » À grand renfort d’ellipses pour aller à l’essentiel.

La rue, on en revient toujours. On y reste. Tous les textes d’Ervé sont tapés sur un vieil ordinateur portable, un PC ancestral mais fidèle, retors aux bouleversements météo, trimbalé, dans lequel il retranscrit ses pages de carnets griffonnées. Quitte à reprendre et réécrire quand on lui vole tous ses carnets.

Ça ne change rien à une marotte, aux idées fixes. Ni au besoin d’écrire. « Il faut bien combler la solitude. Je suis seul dans la rue. On est nombreux, j’ai plein de copains. Ça dure cinq minutes, comment ça va, et puis l’on repart. Après quoi, je retourne dans mon coin pour lire, écrire, écouter la radio. Écrire, c’est long, ça s’étire dans le temps. On se lève à quatre ou cinq heures du matin, on se couche à une heure ou deux. Ça fait trois heures de sommeil. On n’a pas le temps de rêver, c’est trop court. » Pas de sommeil profond ni de sommeil paradoxal. « L’écriture m’aide donc à tuer le temps. C’est comme la lecture, même s’il s’agit d’un bouquin que j’ai lu et relu. »

Rétroviseur

« Si j’avais bien dormi toujours, j’aurais jamais écrit une ligne. » La formule est de Louis-Ferdinand Céline. Elle est valable pour Ervé. Depuis son bac en poche. Pas n’importe lequel, celui du « brevet des alcooliques confirmés. De l’enseignement des tireurs de litres ». Ervé assume, en rigole. En revenant toujours en arrière, comme un rétroviseur fixé au visage lumineux. Sorti du foyer, son premier boulot est cocasse. Il se veut travailleur social. L’expérience ne dure guère. « J’étais d’un côté de la barrière, je me suis retrouvé de l’autre. Je n’avais plus d’objectivité, entre la tristesse et l’empathie pour les mômes. J’ai voulu changer le monde, mais on ne répare pas une enfance cabossée. » Suivent le chômage et mille et un métiers, cent misères. Dont l’objection de conscience plutôt que le service militaire, sans moyens, durant 24 mois. « J’ai là appris ce qu’est crever la dalle, avec un frigo vide, un propriétaire qui vient réclamer ses arriérés. J’ai tout claqué du jour au lendemain, se souvient Ervé, pour finir malgré moi SDF. »

On est en 1994. La rue commence. D’une rencontre à l’autre sur le bitume valenciennois. Autant virer. Direction Londres. Onze mois durant sur le sol de Big Ben. Emballeur de sous-vêtements, plongeur, second de cuisine. Même en anglais, ça ne paye pas mieux. Le temps d’éprouver le mal du pays. Retour à Valenciennes. Sans perspective. Quitte à être zéro dans le Nord, autant l’être à Paris. L’espace est plus vaste. Ervé prend donc un billet de train pour descendre en capitale. Le bitume en guise de rebelote. Toujours avec ses carnets, ses piles de notes, sa trousse de crayons, son barda.

Et toujours à l’écoute du monde. Il télécharge ses textes sur son téléphone, se branche sur les réseaux sociaux. Non sans recevoir quelques quolibets et insultes. Un SDF avec un smartphone, c’est révolutionnaire et ça dérange. Il n’empêche, Croisepattes enfonce le clou et crée le hashtag « petits boulots ». De menus travaux destinés à dépanner les particuliers. Qui pour une peinture, qui pour tondre une pelouse, refaire un plafond, taper du carrelage, nettoyer une salle de bains. Ça a eu payé, ça ne paye plus. Le covid-19 est passé par là.

La pandémie, justement. Ervé y vient. Et pouffe ferme. « J’étais confiné dehors ! L’injonction de rester chez soi, le couvre-feu, ça ne me regardait pas. » L’expérience reste néanmoins mal vécue. « Parce qu’on voit moins de gens. Et quand ils n’ont qu’une heure pour sortir, ils n’ont pas le temps de filer une pièce, de discuter cinq minutes. Cela dit, quand on est SDF, on est peinard. Les flics comprenaient. » Certaines soirées, il sort sa guitare, gratte quelques cordes, invite l’alentour à se joindre à lui. Il suffit d’un duvet pour prétendre au statut de SDF et avoir la paix auprès de la maréchaussée.

« Silence »

Aujourd’hui, le sans-domicile-fixe a élu domicile dans le dixième arrondissement parisien. Non sans hasard, « mais à travers l’opération d’Augustin Legrand et des Don Quichotte ». Il participe au mouvement sans y entrer pleinement. Toujours cette idée d’indépendance. Ce qui n’empêche pas les luttes avec la préfecture pour obtenir un relogement pour les sans-abri. Sauf pour lui qui refuse d’être affilié. Il y a chez lui quelque chose de la fable de La Fontaine, du chien sans laisse. Il trouve « un spot » près du Carillon, à un jet de pierre du Bistrot des oies, qui deviendra son quartier général et son antre amical qui lui permettra de sortir des drogues dures qu’on trouve à bon marché dans la rue. Avant de se replonger dans l’écriture, dans un « silence assourdissant ». Pas facile quand on vit dans la rue, au milieu du brouhaha, des sirènes de pompiers, de police, des pots d’échappement. Mais ça demeure « organique. C’est quand même la plus belle invention. Avant on gravait des pierres, aujourd’hui on peut écrire sur du papier, sur son smartphone. Les gens écrivent pour parler, moi j’écris pour me taire. Je préfère que les gens me lisent plutôt qu’ils ne m’écoutent. Je ne suis pas un acteur ».

Guillaume Meurice, qui l’a interviewé, livre un avis sur le bougre : « C’est un mec au grand cœur, à grande gueule, à la grande envie de liberté, de rencontres, d’amour. Un mec qui a des choses à dire et qui ne se prive pas de les dire, avec audace et style. Un humain rare. Un clochard céleste. » Maintenant, Ervé achève un nouvel ouvrage, Morsures de nuit. Dans la même veine que son premier opus. Des anecdotes, des bribes de vie. Sous les coups de projecteur et à l’épreuve des médias, l’auteur peut se préparer à d’autres tranches de trac, des nuits sans sommeil.

Écritures carnassières Ervé, éd. Maurice Nadeau, 150 pages, 17 euros.

Société
Temps de lecture : 14 minutes

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