Face à Balance ton bar, des gérants ivres de rage

Le mouvement de libération de la parole des femmes bouscule les établissements, lesquels n’hésitent pas à menacer les personnes en charge des comptes Instagram qui dénoncent les agressions.

Hugo Boursier  • 12 juillet 2022 abonnés
Face à Balance ton bar, des gérants ivres de rage
© Patrick Sheàndell O’ Carroll / AltoPress / PhotoAlto via AFP

C’est une habitude que Lola (1) a prise chaque matin : ouvrir sa boîte aux lettres pour vérifier qu’elle n’a pas reçu de plainte en diffamation. Pour l’étudiante d’une vingtaine d’années qui s’occupe d’un compte Balance ton bar sur Instagram, le rituel vire à l’angoisse. Elle se sent épiée. À découvert. Depuis qu’elle a reçu une mise en demeure à la suite de la publication de deux témoignages mettant en cause des membres du personnel d’un établissement en vue pour des faits de viol, la militante féministe en est sûre : « Leur objectif, c’est d’éradiquer le compte Instagram. » Forte de plusieurs milliers d’abonnés, la page qu’elle administre depuis le début du mouvement cible des incidents ayant eu lieu dans de nombreux bars et boîtes de sa ville. Comme pour les autres comptes liés à plus d’une trentaine de villes françaises, les contenus lèvent le voile sur des pratiques souvent invisibilisées, jetées sous les plis d’une nuit plus sexiste que subversive. On y lit le récit de remarques déplacées, de soumissions chimiques ou d’agressions sexuelles. Mais, sur la page gérée par Lola, la publication des témoignages s’est subitement arrêtée. Après avoir retiré les messages visés par la mise en demeure, elle a préféré se mettre en retrait. À cause de cette menace qui, selon elle, aurait pu l’embarquer dans des procédures longues et coûteuses. « J’ai l’impression d’avoir trahi la parole des victimes », regrette-t-elle, encore sonnée par cette période. « Elles ont eu l’impression que je changeais de camp. » Elle cherche désormais à passer la main. « Je n’y arrive plus », lâche-t-elle. Difficile, quand on est seule et souvent sans formation juridique, de tenir face aux intimidations du puissant milieu de la fête.

Si le mouvement Balance ton bar a nourri les médias en alarmant sur les agressions à la seringue, l’attention se fait plus discrète lorsqu’il s’agit de connaître le quotidien des personnes qui gèrent les comptes. Pour ces anonymes, majoritairement des femmes, les rapports avec les établissements visés sont souvent conflictuels. Maïté Meeûs, qui a lancé la première page à Bruxelles, dit recevoir « énormément de messages de la part des gérants, dont certains très virulents. Ils essaient toujours de placer la culpabilité sur la victime en expliquant que les clientes n’ont qu’à faire attention à leur verre et sortir en groupe ». C’est, par exemple, sur cette pente que glisse le délégué général du Syndicat national des discothèques et lieux de loisirs, dans le magazine Elle. Interrogé sur la libération de la parole grâce aux réseaux sociaux, Christian Jouny dénonce « la suralcoolisation d’une partie de la jeunesse, en particulier des filles, qui, pour se donner bonne conscience, crient “On m’a piquée, on m’a droguée” chaque fois qu’elles ont trop bu ».

Beaucoup de gérants sont convaincus que c’est une conspiration du bar concurrent.

Lola a pu être confrontée à cette position. « Je ne m’attendais pas à une telle violence. Je pensais que les bars allaient davantage comprendre le message qu’on veut faire passer : les violences sexistes et sexuelles sont un problème systémique. En vérité, tous les bars sont concernés. » Contacté, le président de l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie – établissements de nuit, qui s’occupe aussi des cafés, n’a pas répondu à nos demandes d’interview.

Comme d’autres, Maïté Meeûs a reçu plusieurs menaces de plaintes en diffamation. « Le risque pénal est minime et les avocats des gérants le savent parfaitement », explique Laura Sarkechik, avocate au barreau de Paris, en relation avec plusieurs militantes. Déjà parce que c’est rarement le fonctionnement de l’établissement qui est visé et que les militantes de Balance ton bar veillent à supprimer les noms ou les descriptions physiques des agresseurs présumés. Mais c’est surtout le poids de la jurisprudence accordée à la liberté d’expression qui préserve les militantes. « Ils veulent simplement que les dénonciations s’arrêtent dans le seul but de préserver la réputation de leur entreprise. Pour atteindre cet objectif, ils utilisent des procédures bâillons afin d’intimider et de décourager les personnes qui s’occupent des comptes. Quand on ne connaît pas le contexte juridique, les mots de mise en demeure, de diffamation, peuvent faire peur. »

Certains vont quand même au bout de leur menace. C’est le cas à Nancy, où le compte Balance ton bar avait publié le témoignage d’une femme accusant de viol le patron de plusieurs établissements au mois de janvier. Entendue par les services de police, elle a porté plainte et l’enquête préliminaire est encore en cours. « L’avocat [du gérant] a saisi presque concomitamment le doyen des juges d’instruction du tribunal judiciaire de Nancy d’une plainte avec constitution de partie civile du chef de diffamation », précise le parquet à Politis. À Cannes, deux établissements ont aussi porté plainte pour diffamation contre le compte Instagram attaché à la ville. Contactés, leurs gérants n’ont pas répondu à nos sollicitations.

Déposées ou restant à l’état de menace, ces plaintes ont des effets psychologiques sur les militantes. « Des comptes ont été arrêtés du jour au lendemain », explique Dounia, à l’origine de nombreuses pages en France et qui s’occupe aujourd’hui de celle de la capitale. « Parmi nous, certaines sont arrivées à saturation. Moi-même, je reçois énormément de messages haineux. Beaucoup de gérants sont convaincus que c’est une conspiration du bar concurrent. On serait payées par un établissement pour nuire à un autre. Cette position en dit beaucoup sur le décalage avec la réalité de ce que vivent les femmes quand elles font la fête, poursuit Dounia. C’est surtout une question de business : il y a des grands groupes qui veulent nous faire taire. »

Présent dans plus de 60 villes entre la Belgique, la France, la Suisse et l’Espagne, le mouvement a été à l’origine de plusieurs enquêtes judiciaires, comme à Paris où au moins neuf plaintes ont été enregistrées depuis novembre 2021. Le 25 mars dernier, un ancien gérant de bar parisien a été condamné par une cour d’assises à dix ans de prison pour viols et agressions sexuelles. Profitant de la force des réseaux sociaux, Balance ton bar permet à son niveau de donner plus de confiance aux victimes. « Avant, quand on était agressées, on était seules contre l’établissement. C’était David contre Goliath. Maintenant, les bars savent qu’on a des comptes et que les gens nous suivent », décrit Dounia.

Le mouvement Balance ton bar a créé une forme d’éthique de la dénonciation.

Cette visibilité demande aux militantes d’être au clair avec leur champ d’action. « Je suis là pour que des personnes puissent déposer une parole et leur garantir qu’elle sera entendue. Mais je ne vais pas cibler tel ou tel serveur : on n’est pas la police », explique Colline, à Grenoble. Il est arrivé qu’elle manque de vigilance. « J’ai fait une erreur une fois en publiant un témoignage qui décrivait physiquement un membre du personnel. » Elle risquait la diffamation. Il fallait modifier le passage. « Je l’ai expliqué à la témoignante, qui a tout de suite compris. » Sous ses airs anarchiques, le mouvement Balance ton bar a créé, non sans difficulté, une forme d’éthique de la dénonciation. « Légifrance a été mon ami ! J’ai passé des heures à comprendre ce qu’était juridiquement la diffamation, l’injure… », explique Colline. Désormais, elle partage ses connaissances avec les autres militantes en proposant une charte qu’elle a elle-même élaborée. Elle conseille de supprimer les marqueurs de temps, susceptibles d’identifier l’autrice ou l’auteur du témoignage, ou le post précis si le texte vise un membre du personnel de l’établissement. « Si tu as peur de l’impact de ton engagement sur ta vie privée et professionnelle, cette peur est légitime, on l’a tou·tes. C’est pourquoi nous tenons à te donner le plus d’informations possible sur ce qu’implique l’engagement dans BTB », précise le document, avant d’insister sur l’importance de prendre contact avec des permanences juridiques ou des associations locales.

Face au nombre important de personnes qui se livrent, il est parfois difficile de ne pas trop s’impliquer, comme le détaille Dounia : « On m’a poussée à rester loin de mon téléphone. En pleine nuit. Je n’arrêtais pas de répondre, de lire des témoignages, de collecter des preuves. Psychologiquement, c’est extrêmement intense », décrit-elle. D’où la nécessité d’opérer une jonction avec les structures spécialisées. « Libérer la parole et la prendre en charge correspondent à deux buts distincts, bien qu’ils puissent se recouper », explique Eïna (1), membre d’Héro·ïnes 95, un collectif qui lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Elle est en lien avec plusieurs comptes et leur fournit un appui de plaidoyer, tout en poursuivant son travail de sensibilisation, avec des affiches à coller dans les lieux festifs, ou des pétitions (l’une « pour la prise en charge digne, rapide et efficace des victimes », l’autre pour des « lieux festifs et sûrs », accessibles sur www.change.org). Pour elle, Balance ton bar porte « un point de vue militant qui interpelle la collectivité ». « C’est un travail de prise de conscience collective : vous, proche de victimes, de parents de victime, d’agresseur, d’amis d’agresseurs, qu’est-ce que vous faites à votre échelle ? » À cette question, les gérants de bar se doivent de répondre.

(1) Les prénoms ont été modifiés. Lola souhaite rester anonyme de peur d’être menacée.

Société
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