Frontex, une troupe de choc en roue libre
Nombre de plaintes visent l’agence de gardes-frontières, sans que la Commission européenne trouve à y redire.
Le 20 mars dernier, Frontex s’offrait une campagne de communication plutôt inattendue : une série de photos diffusées sur les réseaux sociaux montrait ses agents en uniforme distribuant des peluches à des enfants. « Un peu de joie pour les enfants ukrainiens », expliquait le community manager de l’agence, en précisant que cette « opération nounours » s’était déroulée dans la bourgade roumaine de Siret, à la frontière de l’Ukraine, et que les jouets destinés aux petits réfugiés de guerre provenaient d’une collecte de dons en Pologne. Apparemment, le budget pharaonique du corps européen de gardes-frontières ne lui permettait pas de se payer son propre stock de nounours.
En matière de changement d’image, il n’est pas certain que cette opération ait atteint tous ses objectifs. Elle n’a pas freiné, en tout cas, l’avalanche d’enquêtes, de plaintes et de témoignages exposant la complicité de Frontex avec les refoulements illégaux, violents et parfois meurtriers perpétrés par les gardes-frontières grecs contre les réfugiés arrivant de Turquie. Ces accusations de pushbacks ont abouti en avril à la démission de son directeur exécutif, Fabrice Leggeri, un énarque qui a suivi ses classes au ministère de l’Intérieur sous Jean-Pierre Chevènement.
En claquant la porte, Leggeri n’entendait nullement assumer sa responsabilité pour les violations massives des droits humains commises ou couvertes par Frontex depuis sa prise de fonction en 2015 : il s’agissait au contraire, a-t-il expliqué, de protester contre une réorientation de l’agence dans un sens trop favorable aux droits des personnes migrantes, qui l’aurait empêché d’exercer pleinement son mandat (1). Trop « nounours », Frontex ? Au vu de son passif en matière de pushbacks (dix mille opérations de ce type à la frontière entre la Grèce et la Turquie en 2020, selon l’ONG allemande Mare Nostrum), comme en termes de morts et de souffrances, avec des victimes envoyées à la dérive en pleine mer sans eau ni nourriture (2), voire jetées par-dessus bord (3), l’indignation de Leggeri dénote un aplomb vertigineux, même à l’aune de son profil de poste. Elle ne saurait mieux illustrer la culture de l’impunité que s’est bâtie Frontex depuis sa création en 2004.
Xénophobie ambiante
À sa façon, l’ex-patron pose néanmoins une question clé : celle de la contradiction entre le respect des droits humains proclamé par l’Union européenne – ses fameuses « valeurs » – et la volonté politique propre à cette même UE de rendre ses frontières extérieures imperméables aux demandeurs d’asile. Frontex a toujours dépassé cette contradiction en s’affranchissant de toute hypocrisie : pas plus que l’on ne fait d’omelette sans casser des œufs, on ne repousse les indésirables sans piétiner l’État de droit. Et, quoi qu’en dise Leggeri, il paraît peu probable qu’il en aille différemment dans un avenir proche.
Un avion survole quotidiennement la région de Calais.
Plusieurs raisons à cela. La première tient aux intérêts politiques des pays membres de l’UE, qui pour la plupart ne cessent de durcir leur traitement des réfugiés. La France est à cet égard au diapason de la xénophobie ambiante : depuis le 1er décembre 2021, un avion de Frontex survole quasi quotidiennement la région de Calais pour localiser les campements de migrants et permettre aux policiers de les détruire en un temps record. Ni Paris ni ses principaux voisins ne sont le moins du monde enclins à rogner sur les prérogatives de leur prestataire. Au contraire : depuis plusieurs mois, la présidence française de l’UE tente d’imposer un « pacte migratoire » impliquant des « contrôles renforcés » aux frontières de l’UE, ce qui ne peut que conduire à une recrudescence des brutalités.
La hausse exponentielle de son budget atteste de la priorité accordée par l’UE à sa guerre contre les demandeurs d’asile : de 94 millions d’euros en 2014, la dotation de Frontex est passée à 460 millions en 2020, 543 millions en 2021 et 758 millions en 2022, soit une augmentation de 800 % en huit ans. Nulle autre « grande cause » européenne ne bénéficie d’une pareille munificence. Forts de 2 000 agents en 2019, les effectifs de l’agence devraient grimper à 10 000 d’ici à 2027. À quoi s’ajoute un arsenal toujours plus abondant d’équipements high-tech : drones, hélicoptères, avions, armes létales et non létales, détecteurs de mouvement, de chaleur et de battements cardiaques, etc. – au grand bonheur des industriels européens de la sécurité, dont Airbus et Thalès.
Souvent ignoré, le rôle économique de l’agence lui assure de garder les coudées franches. « Frontex est doublement utile, notait déjà Claire Rodier, juriste au Gisti, en 2012. En tant qu’acheteur, puisqu’elle dispose d’un budget propre à cette fin. [Et comme] irremplaçable courroie de transmission, en mettant en relation les industriels en quête de financement […] avec des décideurs institutionnels (4). » En 2020, par exemple, Frontex a signé deux contrats d’achats de drones servant à la surveillance de la Méditerranée, l’un avec Airbus, l’autre avec la société publique Israel Aerospace Industries (IAI). Les marchés du « xénophobie business » constituent pour l’agence un puissant facteur de consolidation.
L’opacité en est un autre. En dix-huit ans d’existence, Frontex a conclu une vingtaine d’accords avec des pays non européens, de l’Albanie au Niger, du Cap-Vert au Maroc, de l’Égypte au Monténégro, afin d’y sous-traiter le cordon sanitaire tissé autour du ventre européen. En principe, la conclusion d’accords avec des pays tiers est étroitement encadrée. Mais les règles de l’UE ne s’appliquent pas à Frontex, dont les partenariats sont considérés comme de simples arrangements techniques avec des entités administratives, et non comme des traités avec des États étrangers. Moyennant quoi, l’externalisation de la traque des migrants s’effectue en l’absence de tout contrôle démocratique. En ce moment même, Frontex négocie un déploiement de ses hommes au Sénégal en vue d’y empêcher les départs en bateau pour les Canaries.
Manque de transparence
Sur le territoire européen lui-même, et plus particulièrement en Grèce, les opérations de Frontex se caractérisent par un manque flagrant de transparence. Aucune instance de contrôle n’est consultée lorsqu’en 2010 l’agence décide d’installer son centre opérationnel à Athènes, qui devient pour ainsi dire son deuxième siège après celui de Varsovie. Elle va se déployer dès lors sur tous les fronts de la ligne de démarcation helléno-turque, en mer Égée comme sur le fleuve Évros, aussi bien aux côtés des gardes-frontières grecs que d’une myriade d’« observateurs » venus de plusieurs pays, européens comme extra-européens. « L’opacité des procédures et la diversité des pratiques d’interception des étrangers par ces différents acteurs diluent la responsabilité de chacun et entretiennent un climat d’impunité dans un contexte où les violations des droits sont très fréquentes », notait Migreurop en 2014 (5).
Un couple et son bébé ont été dépouillés de leurs biens.
Au sein de ce bataillon de gros bras et de consultants techniques, Frontex exerce une autorité de premier plan, au niveau aussi bien opérationnel que politique. Mise en place à partir de 2012, la stratégie du pushback devient monnaie courante, au point de se propager à d’autres pays, comme la Pologne ou la Grande-Bretagne. Alertée à d’innombrables reprises par les ONG, la Commission européenne n’a jamais trouvé à y redire.
Le système Frontex était donc déjà largement en place avant l’arrivée de Leggeri. En 2014, un père de famille syrien racontait à Migreurop l’interception en mer dont il fut victime avec son épouse et leur bébé de 7 mois. « La totalité de leur argent et de leurs biens leur a été subtilisée par les gardes-côtes grecs, son épouse a subi une fouille corporelle par un garde masculin en public et toute la nourriture du bébé a été jetée à l’eau. Ils ont dû dériver durant 24 heures avant que les gardes turcs ne les secourent. Notre interlocuteur s’est interrogé : “Pourquoi ne peuvent-ils se contenter de nous refouler ? Pourquoi ont-ils besoin de nous voler notre argent et de nous frapper ?” » Parce qu’ils le peuvent, et que personne ne les en empêche. C’était vrai à l’époque, et ça l’est sans doute plus encore aujourd’hui.
De cette continuité, le conseil d’administration de Frontex est le meilleur garant. Présidée par un policier allemand, cette instance est composée presque exclusivement de grands flics de toute l’Europe, parmi lesquels le Français Simon Fetet, directeur de l’immigration auprès de Gérald Darmanin, mais aussi des agents hongrois, croates, maltais ou grecs. Dans un communiqué du 29 avril, cette joyeuse bande réagissait à la démission de Leggeri en certifiant « qu’un contrôle efficace des frontières et la protection des droits fondamentaux [étaient] pleinement compatibles ». Nous voilà rassurés.
(1) Le Monde, 29 avril 2022. Lire aussi l’analyse du réseau Migreurop, « Il ne suffit pas de changer le directeur, c’est Frontex qu’il faut supprimer », migreurop.org, 5 mai 2022.
(2) Dans une plainte déposée en mai 2021 devant la Cour de justice de l’UE, deux survivants africains refoulés de Lesbos accusent Frontex et les gardes-côtes grecs de les avoir « agressés », « volés », « détenus » puis « abandonnés sur des radeaux, sans moteur, ni eau, ni nourriture ». Quantité d’autres témoignages indiquent qu’il s’agit là d’une pratique courante.
(3) Une enquête menée par plusieurs journaux européens, dont Der Spiegel et The Guardian, a révélé en février dernier qu’en mer Égée les gardes-côtes grecs avaient jeté à l’eau deux demandeurs d’asile, qui sont morts noyés. Là encore, d’autres témoignages suggèrent qu’il ne s’agit pas d’un fait isolé.
(4) Xénophobie Business, À quoi servent les contrôles migratoires ?, Claire Rodier, La Découverte, 2012.
(5) « Frontex, entre Grèce et Turquie : la frontière du déni », migreurop.org, juin 2014.