Joseph Mauran : Un photographe à la Belle Époque
De la fin du XIXe siècle à la Grande Guerre, Joseph Mauran a pointé son objectif sur la bourgeoisie rurale. Un travail de sismographe d’une époque et une aventure à la fois sociale et culturelle.
dans l’hebdo N° 1715-1719 Acheter ce numéro
De la fiction des discours à la fiction des regards, la photographie se veut une représentation. C’est aussi une trace et une construction. Une trace dans la mesure où il s’agit d’une information inscrite sur un support ; une construction par sa composition délibérément choisie, d’une part, découpant le réel dans un cadre, et d’autre part par sa mise en forme. L’image est aussi une projection, au-delà du point de vue du photographe, celui qui regarde apportant sa grille de lecture, son angle, mettant en valeur les informations qui lui paraissent importantes.
On pose pour l’éternité sans trop savoir encore la valeur de l’objet photographique, sinon qu’il fixe un instant.
« En recourant à la photo amateur, on approche au plus près de la sensibilité contemporaine, saisissant les représentations d’un notable rural sur le monde qui l’entoure », précisent les auteurs. L’essentiel des clichés de Mauran s’étire de 1899 à 1911, se prolonge jusqu’en 1918. « Il est en cela pleinement un homme du XIXe siècle », marqué par les mutations, les innovations transformant les relations de la société à l’espace et à la culture, et l’idée d’un monde perdu – au mieux en passe de l’être. Les nouveaux appareils photographiques permettent des prises de vues instantanées. Joseph Mauran y plonge. Avec son esprit conservateur, des souvenirs et résurgences de toiles impressionnistes et postimpressionnistes, du Déjeuner sur l’herbe de Manet, saisissant la fugacité d’un instant, à cette Rue de Paris, temps de pluie, de Caillebotte, et aux représentations champêtres de Jean-François Millet.
Nouvelle bourgeoisie
Dans cette époque au crochet entre deux siècles, Montesquieu-Volvestre représente le regroupement urbain le plus important du diocèse de Rieux, longtemps riche d’une agriculture et d’une industrie textile. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, quand les grands domaines fonciers sont démantelés, les acquéreurs du moment appartiennent à une nouvelle bourgeoisie. Une majorité d’entre eux est issue du négoce, des professions libérales, des cadres de la fonction publique, des métiers intellectuels et artistiques. Joseph Mauran en fait partie, onzième plus gros propriétaire montesquivien par les revenus, à la tête de deux propriétés exploitées par des métayers.
La production photographique de Mauran, soulignent les auteurs, permet « de distinguer un personnage représentatif d’un groupe social, intégré au sein d’un territoire dominé par la ruralité ». Dans ce midi toulousain, ce temps proustien déplacé à la campagne, les bourgeoisies délaissent volontiers l’investissement industriel pour une politique d’acquisition foncière. « La possession des terres symboliserait une situation privilégiée, de reconnaissance sociale, démonstrative d’un mode de vie où le patrimoine foncier comme le logement, les vêtements, l’activité professionnelle, les loisirs, l’action politique locale constitueraient autant de moyens de vivre et de paraître bourgeoisement. »
On crève sous les obus dans la Somme, lui s’arrête sur le jet continuel d’une cascade, dans la vallée du Célé.
Frayant avec le beau monde, Joseph Mauran cadre d’abord, avec son appareil juché sur un trépied, ses proches et son quotidien. Son propre mariage, un vétérinaire voisin, le pont et le quartier de la mairie du gros bourg, un jeune préparateur en pharmacie, des portraits de famille, des femmes et des enfants, un déjeuner à la campagne avec des amis, une baignade d’hommes, des « compositions artistiques » d’un menu de l’hôtel-restaurant Raspaud et Gense, à Montesquieu-Volvestre. Une promenade sous ombrelles, un attelage et son conducteur, une revue de gendarmes, de jeunes communiantes, des quais de la Garonne, l’arche d’un pont, un rémouleur, des bouchers… On aime à montrer son domaine, on pose pour l’éternité sans trop savoir encore la valeur de l’objet photographique, sinon qu’il fixe un instant. « Vous allez voir ce que vous allez voir ! », qu’on les imagine se dire au moment de la pose.
Domestiques
Méticuleux, soigneux, le pharmacien-photographe aime à classer sa passion. En boîtes se distinguent portraits, paysages, mais aussi « paysages animés », « monuments », « groupes » et nombre de villes. Parce qu’en bon bourgeois Joseph Mauran voyage beaucoup. Chenonceaux, Amboise, Paris (à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900), Poitiers, Lyon, Biarritz, Cahors, San Sebastián, et une certaine habitude de la Suisse, entre ville et montagne, de Genève à Lausanne, passant par les bords du lac Léman, croquant le cadre impressionnant des glaciers, en peintre paysagiste foiré et photographe éclairé, saisissant les nuances de couleurs, composant, négociant avec les contrastes de noir et blanc de premier plan, mués en gris. On le sent, Joseph Mauran est taraudé par l’esthétique. Il s’y plie, s’y colle.
Et foin de bourgeoisie ou de bourgeois ruraux sans domestiques. Les voilà répertoriés dans ce catalogue. Une fonction qui permet aux élites d’affirmer un rang social en constituant un moyen de paraître, sinon de parader. Ici un évêque entouré d’une trentaine de domestiques, là un notable employant une dizaine de serviteurs. Chez les Mauran, ils sont au moins trois à servir, dont une cuisinière. La vie est belle, et c’est bien ce qui ressort de ce corpus extraordinaire. Tout est quiétude et plaisir. Cette « belle époque » est un ailleurs. Un écrin délicat et doré, saisi (à son insu), comme si rien d’autre n’existait que le calme de la Haute-Garonne, à peine perturbé par le passage d’une voiture, le roulis d’une carriole, animé par ses processions, ses heures de vendanges, ses travaux de labour, ses jours de chasse, ses distributions de lait.
En cela, Joseph Mauran n’est pas engagé ni militant. Il reste accroché à son bon-vivre, qu’il entend documenter sans fracas. Loin des charniers de Verdun et du Chemin des Dames, il se tourne en 1915 vers la tranquillité d’une église et d’une chapelle à Laroque-des-Arcs, plongeant sur le Lot, ou un pêcheur en uniforme, à Cahors. On crève sous les obus dans la Somme, lui s’arrête sur le jet continuel d’une cascade, dans la vallée du Célé, en juin 1916, ou encore sur un bateau-lavoir sur la Garonne, à Toulouse, en 1917, sur des notables de son bourg, costardés-cravatés, en 1918.
La Belle Époque l’est pour certains, en certains lieux, pas pour tout le monde. C’est aussi tout l’intérêt de cet ouvrage, qui donne à voir une image, ou plutôt un kaléidoscope d’une France partagée, divisée, multiple.
Crédits : Conseil départemental de la Haute-Garonne/Archives départementales/Fonds Joseph Mauran (dépôt Bernard Combes) .