La spirale mortifère de la militarisation des frontières
En faisant primer le contrôle et la répression sur les droits humains, la faillite morale de l’Europe est immense.
Le monde a toujours été, et sera toujours, un monde de migrations. S’il est important de rappeler que la grande majorité des mouvements migratoires se déroulent à l’intérieur des États (on estimait à 740 millions le nombre de migrants internes en 2009), environ 280 millions de personnes ont franchi en 2020 une frontière pour s’installer dans un pays autre que celui de leur naissance, soit 3,6 % de la population mondiale (1).
Contrairement à ce que nombre de discours actuels pourraient laisser croire, la majorité de ces migrations ne s’effectuent pas du Sud vers le Nord : 60 % d’entre elles s’effectuent entre pays de même niveau de développement (entre pays développés ou entre pays en développement) (2). Mais les pays du Nord vivent de plus en plus ces mouvements comme une menace, ce qui les conduit à mettre en œuvre des politiques toujours plus insensées et mortifères pour les freiner. Les parcours d’exil se heurtent ainsi toujours davantage aux barrières – matérielles comme immatérielles – et aux violences qui s’y déploient.
Des parcours de plus en plus périlleux
Maroc, Libye, Niger, Mauritanie, Turquie, Ukraine, Serbie… Pays de départ, pays de transit, pays d’accueil par défaut… De multiples vocables désignent les voisins du Sud et de l’Est de l’Union européenne par lesquels passent ou dans lesquels résident les personnes en migration. Cela traduit la complexité des trajectoires, des logiques migratoires et des politiques qui les sous-tendent. Mais, ce qui saute aux yeux, c’est à quel point les parcours deviennent de plus en plus périlleux : selon l’Organisation internationale des migrations (OIM), plus de 20 000 personnes ont -disparu ou sont mortes sur les routes migratoires, dont la moitié en Méditerranée, depuis 2014. Depuis les années 1990, 50 000 femmes, hommes et enfants sont morts en migration au voisinage de l’Union européenne (3).
En Méditerranée, les naufrages et les noyades des personnes en exil sont -régulièrement médiatisés. Mais des drames surviennent également dans d’autres régions, notamment dans le désert du Sahara, à la frontière orientale de l’UE ; ou encore, il est bon de le rappeler, aux frontières ou sur le territoire français. Depuis une vingtaine d’années, à la frontière franco-britannique, mais aussi aux frontières franco-italienne ou franco-espagnole basque, de nombreux décès ont été recensés (plusieurs centaines au total), sans compter les personnes disparues – dont on n’a plus de nouvelles ou dont on n’a pas retrouvé le corps.
Les « indésirables » et les « bienvenus »
Ces drames ont une cause et une logique : le dogme d’une Europe qui cherche à endiguer les migrations de celles et ceux qui sont jugés « indésirables ». De nombreux États et espaces régionaux ont en effet transformé leurs frontières en murs, par une -sécurisation et une militarisation accrues (voir p. 43-45), afin de tenter d’empêcher les personnes de passer, sans toutefois y -parvenir. Ces murs entravent les échanges et les circulations régionales, déstabilisent les économies, conduisent les personnes qui ne correspondent pas aux « profils recherchés » à risquer des parcours migratoires dangereux et mortels, ainsi qu’à franchir « illégalement » les frontières.
Depuis les années 1990, 50 000 personnes sont mortes en migration au voisinage de l’Union européenne.
De telles politiques sont fondées sur l’idée que seules certaines personnes et nationalités seraient légitimes à se déplacer, en fonction des besoins exprimés par certains États. Les visas sont, pour les États les plus puissants sur la scène internationale (du point de vue économique, politique ou encore diplomatique), un moyen de filtrer, de sélectionner les personnes autorisées à venir. Alors que leurs ressortissant·es se voient délivrer bien plus simplement des visas par d’autres États moins puissants. La distinction entre « bienvenus » et « indésirables » repose sur des rapports de domination économiques et politiques internationaux, et sur une perception utilitariste des mobilités humaines.
L’ensemble de ces politiques et dispositifs sont à l’origine du développement d’un « business » du passage et contraignent les personnes à modifier leurs itinéraires, à faire demi-tour, à prendre des voies plus longues, coûteuses, violentes et risquées, les menant parfois à la mort.
Inflation de dépenses
Trente-deux ans après la chute du mur de Berlin, 1 800 km de clôtures ont été construites ou sont en cours de construction aux frontières de -l’Europe (4). Ces murs, clôtures, barbelés et miradors érigés sur les pourtours de l’espace Schengen s’accompagnent généralement d’une mobilisation policière accrue et sont les lieux de nombreuses violations des droits ainsi que d’actes de violence et d’humiliation à l’endroit des personnes exilées. En octobre 2021, douze États membres de l’UE ont demandé à la Commission européenne de financer la construction de murs à leurs frontières en vue d’un Conseil des Vingt-Sept où la situation à la frontière avec le Belarus était discutée. La Commission a rejeté cette demande tout en reconnaissant la possibilité, pour les États européens, de construire des clôtures.
Ces quinze dernières années, les ressources engagées par les institutions et les États européens au service de la fermeture et de la militarisation de leurs frontières, à travers notamment l’agence Frontex, ont explosé. Il faut également noter que la dématérialisation des frontières européennes s’est accompagnée du développement d’outils technologiques (la biométrie, notamment) visant à collecter, stocker et échanger les données des personnes migrantes à des fins de gestion et de contrôle.
Du premier fichier « Système d’informations Schengen » dans les années 1980 au « Système d’entrée et sortie » qui ambitionne d’enregistrer l’ensemble des voyageurs vers l’Europe à partir de 2022, ces bases de données dessinent un contrôle à distance qui jalonne les parcours dès le pays de départ jusque sur le territoire européen. Ce recours au solutionnisme technologique se traduit également par le développement d’outils et d’initiatives autour de « robots mobiles », de capteurs de chaleur, etc.
La plupart des autorités de protection des données nationales et européennes ainsi que la communauté scientifique ont dénoncé les risques engendrés par l’extension de ces technologies de contrôle et de fichage, qui sont faillibles et susceptibles de renforcer ou de produire des discriminations : risques de hackage ou de fuite des données, d’atteinte aux droits fondamentaux et à la vie privée, stigmatisation de certaines catégories de personnes, etc.
L’obsession des expulsions
Sur leur route, les personnes migrantes sont en outre susceptibles d’être interceptées et refoulées, parfois avec violence, par les agent·es de contrôle de l’UE et de ses États membres : en mer Égée ou le long du fleuve Evros, à la frontière -gréco-turque ; en Méditerranée, à la frontière hispano-marocaine, près des enclaves de Ceuta et Melilla ; tout au long de la route des Balkans, où elles sont la cible d’expulsions en cascade. Ces pratiques de refoulement se poursuivent jusque sur le territoire de l’UE. Rien qu’à la frontière franco-italienne, plus de 24 000 personnes ont été renvoyées en Italie par les autorités françaises depuis Menton et Montgenèvre en 2020 (5). Parmi elles, des familles, des femmes enceintes et des enfants en bas âge.
La prétendue « crise migratoire » est en réalité une crise de l’accueil.
Depuis plus de six ans, la France – de même que plusieurs États membres de l’espace Schengen – justifie le rétablissement des contrôles à ses frontières, au motif d’une « menace » persistante liée au terrorisme et aux mouvements de populations. Or le travail d’observation que mènent plusieurs associations, dont la Cimade, aux frontières françaises démontre que le contrôle migratoire prime et que les motifs de sécurité servent de prétexte pour renforcer ces logiques de refoulement. Dans un arrêt du 26 avril 2022, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a d’ailleurs jugé qu’en vertu du principe de liberté de circulation au sein de l’espace Schengen, un État membre ne pouvait rétablir des contrôles à ses frontières intérieures pour une durée excédant six mois, sauf apparition d’une nouvelle menace, distincte de la précédente.
Au-delà des politiques d’endiguement, les expulsions des personnes vers leur pays d’origine ou un pays par lequel elles ont transité sont un autre pilier de cette stratégie d’Europe forteresse. Dix-huit accords de réadmission officiels ont été conclus par l’UE pour faciliter l’expulsion de personnes migrantes considérées comme « indésirables » par l’UE et ses États membres vers ces pays. Chaque année depuis 2008, 500 000 personnes reçoivent l’ordre de quitter l’UE. Sur ce demi-million de personnes, seulement 29 % sont effectivement expulsées (6). Les personnes qui restent se retrouvent dans une « zone grise », ni ici ni là-bas, et perdent leurs droits fondamentaux. Autres absurdités, autres drames humains.
Mettre les pays non européens sous pression
En parallèle de ce dispositif policier et militaire sans précédent à ses frontières extérieures et intérieures, l’Europe fait pression, via la coopération, sur les pays voisins pour qu’ils contrôlent les personnes en migration en amont du territoire européen. Les États membres de l’UE sous-traitent, « externalisent » aux États non européens la gestion de leurs frontières et, a fortiori, l’accueil des personnes en migration sur leur territoire (lire p. 32-33). Les accords commerciaux, la coopération policière, l’utilisation des visas comme monnaie d’échange ou encore les politiques d’aide au développement sont autant d’outils mobilisés pour le marchandage entre les États européens coopérant de chaque côté des frontières.
Depuis 2016, l’UE a conclu au moins 11 accords informels visant à sous-traiter le contrôle et la gestion des migrations avec des pays non européens, parmi lesquels la Gambie, le Bangladesh, la Turquie, l’Éthiopie, l’Afghanistan, la Guinée et la Côte d’Ivoire. Ces accords échappent à tout contrôle parlementaire, démocratique et judiciaire. Ces « partenariats » que l’UE noue pour tenter d’externaliser ses politiques de gestion des frontières et de retour sont soutenus par des instruments de financement européens, comme le Fonds fiduciaire d’urgence de l’Union européenne pour l’Afrique (FFU).
Il n’y a pas d’étrangers sur cette Terre.
Là encore, cette pression de l’Union européenne et de certains de ses États-membres pour forcer les pays voisins à contrôler leurs frontières engendre de graves violations des droits humains : de nombreuses personnes migrantes arrêtées, refoulées et abandonnées dans le désert, laissées pour mortes ou disparues en mer, maltraitées, tuées ou détenues dans des camps.
Déployer un autre imaginaire
En faisant primer l’obsession du contrôle aux frontières et la répression sur le respect des droits humains, la faillite morale de l’Europe et de la France est majeure. En alimentant la vision des personnes migrantes comme source de grands périls pour les populations, on ne fait qu’encourager et renforcer les idéologies xénophobes et racistes.
La prétendue « crise migratoire » est en réalité une crise de l’accueil, des valeurs fondamentales d’hospitalité et de solidarité, qui se brisent aujourd’hui sur les murs des frontières. Un changement de paradigme est indispensable : il y a urgence à se détourner des dogmes actuels qui régissent les politiques migratoires. Et cela, en regardant le monde en face, un monde qui continuera d’être parcouru par les migrations, volontaires ou involontaires. Notre nouvel « horizon » collectif et dramatique, celui du réchauffement climatique, nous amène d’ailleurs à penser aujourd’hui les politiques d’accompagnement des personnes exilées et migrantes, mais aussi demain les mobilités de toutes et tous, en articulation avec ces autres enjeux, quand l’ONU prévoit plus de 250 millions de nouveaux déplacés du fait de conditions météorologiques extrêmes, d’ici à 2050.
C’est donc une tout autre conception des frontières qui doit prévaloir : passer d’une logique d’endiguement à une véritable démarche d’accueil, construire des ponts, des liens, non des murs et des barrières. Promouvoir la liberté de circulation pour l’ensemble des habitant·es de la planète, et pas uniquement pour une partie des personnes qui seraient considérées comme privilégiées et autorisées à circuler en raison de leur nationalité et/ou de leur niveau de revenu.
C’est un changement de récit, d’imaginaire, qui doit s’accompagner d’évolutions concrètes pour de nouvelles politiques des migrations en Europe comme en France, fondées sur le respect des droits et de la dignité humaine. Ce qui doit se concrétiser par un accès inconditionnel des personnes mises en danger aux frontières de l’UE afin d’examiner avec attention et impartialité chacune des situations, par une harmonisation par le haut des procédures d’asile, par le respect et la défense du principe de la libre circulation inconditionnelle dans l’espace Schengen.
Tout cela doit enfin s’inscrire dans le cadre d’une véritable coopération internationale avec les pays non européens, d’égal à égal, fondée sur des intérêts mutuels : il est urgent que les pays coopérants de l’UE, notamment africains, soient réellement considérés comme des interlocuteurs à part entière dans la définition des enjeux des politiques migratoires afin que celles-ci ne se limitent pas à la fermeture des frontières intra-africaines et européennes, qui ne sert ni leurs intérêts ni ceux de leurs ressortissants.
« Il n’y a pas d’étrangers sur cette Terre », dit la Cimade. Ou alors nous le sommes tous et toutes, et cette maxime ne doit plus se heurter à des frontières de plus en plus sécurisées et -assassines.
(1) Rapport 2020 de l’Organisation internationale des migrations-ONU Migration.
(2) Source : Pnud, 2014.
(3) « Comment la Méditerranée est devenue la frontière migratoire la plus meurtrière au monde », carte interactive, L’Humanité, 6 août 2021.
(4) Enquête « Fortress Europe », The Telegraph, 21 décembre 2021.
(5) Selon les chiffres du ministère de l’Intérieur français.
(6) « Coopération de l’UE avec les pays tiers en matière de réadmission », Cour des comptes de l’UE, septembre 2021.