Les trésors endormis de la Sicile
Terre de la mafia, l’île regroupe quasiment 40 % des biens confisqués à la criminalité organisée. Des ressources qui tardent à être restituées à la collectivité malgré un potentiel avéré.
dans l’hebdo N° 1715-1719 Acheter ce numéro
À Palerme, Terra Franca n’était pas destiné à être un terrain de permaculture, où mûrissent des tomates cerises et où bourdonnent des abeilles. À la place des ruches et des serres auraient dû être érigées huit maisons, construites abusivement par une famille mafieuse. La justice a finalement saisi le terrain puis l’a confisqué définitivement. Après de longues années d’abandon, l’ONG Human Rights Youth Organization (HRYO) l’exploite depuis 2019. Dans le quartier marginalisé de Cruillas, cerné d’un côté par les montagnes, de l’autre par l’autoroute, HRYO « a voulu créer un écrin de verdure, un lieu où l’on -pouvait respirer », décrit Antonella Folgheretti, l’une de ses membres. Les enfants de l’école -voisine viennent mener des activités autour des abeilles, les habitants du quartier sont invités à venir cultiver le lieu. Un skatepark et un amphithéâtre à ciel ouvert devraient également être construits.
Alors que la Sicile et l’Italie commémorent cette année les trente ans des assassinats des juges antimafia Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, les lieux comme Terra Franca revêtent une importance symbolique particulière : celui de la présence de Cosa Nostra mais aussi de la lutte contre l’organisation. Redonner à la collectivité « le mal ôté à la mafia » est devenu courant en Italie. Depuis 1982 et la loi Rognoni-La Torre, la justice peut s’attaquer directement au patrimoine de la criminalité organisée. En 1996, une mobilisation populaire autour de l’association Libera entraîne le renforcement de la loi. Les biens confisqués à la mafia peuvent alors être réutilisés socialement. En plus d’être reconvertis en commissariats, écoles ou bureaux administratifs, ils peuvent être gérés par des coopératives ou des associations. En tout, 40 000 biens immobiliers ont été confisqués au crime organisé dans toute l’Italie depuis quarante ans. À cela, il faut ajouter plus de 5 000 entreprises. Leur gestion revient dans un premier temps à l’Agence nationale pour l’administration des biens séquestrés et confisqués (ANBSC). Une fois le bien ou l’entreprise définitivement confisqué par la justice, l’agence le confie à une entité étatique, territoriale ou, depuis peu, à une ONG. Dans la grande majorité des cas, les communes en prennent la responsabilité.
40 000 biens immobiliers ont été confisqués au crime organisé depuis quarante ans.
Mais, alors que le nombre de biens confisqués ne cesse d’augmenter au rythme des investigations, leur réutilisation se heurte à de nombreux obstacles : bureaucratie, manque de moyens, processus parfois opaques… Il y a quelques mois, le sol de Terra Franca était encore jonché de portes de frigo, de pièces automobiles ou encore de préservatifs. Un rappel de la longue période d’abandon du lieu, utilisé durant cette période comme décharge sauvage. « Le premier problème, c’est le temps qui passe entre la saisie du bien et sa confiscation définitive », explique Carmelo Pollichino, président de Libera Sicilia, association fer de lance dans la réutilisation sociale des biens confisqués. « La moyenne d’une procédure est aujourd’hui de sept ans. Mais la loi a besoin de temps, et pas seulement avec les biens confisqués. » À la fin des différents recours, environ un tiers des biens sont d’ailleurs restitués au propriétaire. Mais, durant tout ce temps, bâtiments ou terrains agricoles se dégradent faute d’entretien : « Pour un terrain agricole, on doit alors repartir de zéro », regrette le président régional de Libera. « Or, si les affaires fonctionnaient lorsqu’elles étaient gérées par la mafia et ne le sont plus lorsqu’elles sont gérées par l’État, le message est terrible. »
La Sicile est la région la plus concernée par le phénomène. Fruit de la lutte contre Cosa Nostra, l’île a hérité d’un immense patrimoine : près de quatre biens sur dix confisqués en Italie se trouvent sur son sol. Plus de 14 000 appartements, magasins, entrepôts, champs ou parcelles, dont seulement la moitié ont déjà été assignées à une entité territoriale. Et les moyens pour gérer ce « trésor » font défaut. Les communes de la région sont souvent mal préparées à gérer ces lieux et n’ont pas les fonds pour les rénover. Surtout, le nombre de fonctionnaires travaillant sur ces dossiers se compte sur les doigts de la main, estime -Carmelo Pollichino : « Au siège régional de l’ANBSC, il n’y a qu’un ou deux fonctionnaires ! » À l’en croire, ils ne seraient pas beaucoup plus à la commune de Palerme, pourtant de loin la ville la mieux pourvue d’Italie en termes de biens confisqués. Résultat : 40 % d’entre eux sont inutilisés selon une recherche de l’Institut national de statistique en Italie.
Pour mesurer l’ampleur de ce gâchis, il suffit de lever les yeux vers le Monte Gallo, qui surplombe Palerme. À son sommet, les badauds pourront voir « un éco-monstre » : des dizaines de maisons, dont le chantier a été stoppé net au milieu des années 1980. En cause, l’ombre de la mafia et de la famille Greco qui planait sur le projet. Depuis la confiscation définitive des quelque 300 parcelles en 2001, tous les projets de reconversion ont été abandonnés ou du moins suspendus. Démolir ? Requalifier ? Rien n’a abouti. Alors, en 2013, le vidéaste Andrea Di Gangi et ses collègues du collectif Fare Ala décident d’investir les lieux : « Au début, on avait cette utopie de faire une résidence d’artistes. » Finalement, des performeurs de street art seront invités à décorer une dizaine de villas. Le Pizzo Sella Art Village voit alors le jour. La police tente d’intervenir, illustrant ce paradoxe : « Ils nous reprochent une action illégale, dans un lieu qui est lui-même illégal… » Cela donne une couverture médiatique à ce qui deviendra « la colline du déshonneur ». En près de dix ans, le collectif a enchaîné les reportages et les visites touristiques avec l’objectif d’attirer la lumière sur ce lieu et de permettre sa réhabilitation. Si la mairie a pris contact avec Fare Ala en 2019, dans l’idée de créer un parcours de visite et d’organiser des activités culturelles, les discussions ont été interrompues. « Manque d’argent », croit savoir Andrea Di Gangi.
L’État se montre défaillant et « la gestion des biens est un désastre ».
Conscientes de ces manquements, les institutions tentent depuis quelques années de mobiliser. En 2018, l’État s’est doté d’une stratégie à ce sujet, avec comme élément notable l’ouverture des données. Une transparence bienvenue, alors qu’il était quasiment impossible de tracer les biens et leur utilisation. Un fonds pour la gestion des biens confisqués a également été mis en place dernièrement. Fin 2020, début 2021, la commune de Palerme a quant à elle modifié son règlement pour renforcer sa transparence, particulièrement dans le processus d’attribution des terrains qu’elle confie aux associations. Mais, au grand dam de ces mêmes acteurs de la société civile, elle a néanmoins refusé la création d’un observatoire sur la réutilisation des biens confisqués.
En mars dernier, la région Sicile présentait sa nouvelle stratégie. « Nous sommes la deuxième à le faire après la Campanie », se félicite Gaetano Armao, vice-président délégué à l’économie. Toujours dans un sourire, il poursuit : « La gestion des biens est un désastre. » Selon lui, c’est l’État qui se montre défaillant. La solution passerait donc en partie par une plus grande participation de la région, qui ne gère à ce jour que dix-huit biens : « Avec cette masse énorme, on demande de pouvoir accomplir davantage. Même si les biens ne nous sont pas confiés, nous avons des structures qui peuvent accompagner et que nous mettons à disposition. »
Dans le viseur de la région également, la gestion des entreprises confisquées : « Si tu ne les remets pas sur le marché directement, elles sont perdues ! » Du fait de l’embourbement bureaucratique, c’est pourtant souvent le sort qui leur est réservé. Sur les 441 entreprises saisies en 2019, 439 ont été liquidées, et seulement deux vendues. Une perte pour un territoire touché par les difficultés économiques. « Parmi ces entreprises, il y avait aussi des coquilles vides sans activité, ne servant qu’à blanchir de l’argent », nuance Giovanni Pagano, responsable de la gestion des biens confisqués pour Legacoop Sicilia.
Association œuvrant pour le développement des coopératives, Legacoop s’est mobilisé aux côtés de Libera pour la réutilisation sociale des biens confisqués. Depuis, les deux associations travaillent à ne pas gâcher le potentiel économique des biens et entreprises mis sous séquestre. Notamment en proposant aux salariés de reprendre l’activité, comme c’est désormais inscrit dans le code anti-mafia. Avec des partenaires publics ou privés et son fonds coopératif, Legacoop accompagne ensuite le projet de transition : « Dans un premier temps, on vérifie la viabilité économique de l’entreprise, explique Giovanni Pagano. Le propriétaire mafieux, lui, n’avait pas de problèmes d’argent. » Un des projets les plus emblématiques accompagnés par Legacoop est celui du centre commercial Olimpo de Palerme, confisqué puis fermé pendant deux ans. Les employés étaient au chômage lorsqu’ils ont commencé le parcours de requalification en coopérative. Deux ans plus tard, le prêt était déjà remboursé et des panneaux photovoltaïques avaient été installés. Preuve, selon Legacoop, du potentiel économique, écologique et social des coopératives.
Également convaincu du modèle, Carmelo Pollichino s’évertue lui aussi à convertir les biens confisqués à la mafia en source de travail légal : « C’est le premier levier pour la combattre. Des travailleurs de coopératives m’ont déjà dit que le plus grand acte de rébellion qu’ils avaient accompli était de signer un contrat de travail. » L’association a créé son réseau de coopératives agricoles autour de la marque Libera Terra. Depuis le début des années 2000, une dizaine d’exploitations ont vu le jour, produisant du vin ou du blé biologique. Des arguments supplémentaires, pour Carmelo Pollichino, pour s’opposer à la vente des biens confisqués : « C’est leur ôter toute leur valeur sociale. »
Actuellement, les activistes préparent de nouvelles propositions afin de renforcer la législation actuelle, avec davantage de participation citoyenne. Malgré ses failles, la politique pionnière de confiscation des biens en Italie s’exporte dans le monde entier. L’année dernière, la France s’est ainsi dotée d’une législation à ce sujet. Afin de l’utiliser comme logement d’urgence ou de réinsertion, un appartement confisqué à un mafieux calabrais a déjà été attribué à l’association l’Amicale du Nid, qui œuvre pour les femmes victimes des réseaux de prostitution.