Olivier Kempf : « L’Otan est prise dans le chaos de l’événement »
Selon Olivier Kempf la guerre en Ukraine a permis à l’Alliance atlantique de sortir temporairement de ses contradictions. Mais celles-ci risquent de ressurgir.
dans l’hebdo N° 1713 Acheter ce numéro
Olivier Kempf est l’un des observateurs les plus attentifs de la guerre en Ukraine. Le directeur du cabinet stratégique La Vigie et auteur de L’Otan au XXIe siècle, paru en 2014 aux éditions du Rocher, scrute avec acuité les effets collatéraux d’un conflit qui a bousculé les relations internationales depuis son déclenchement le 24 février. La guerre russo-ukrainienne est de ce point de vue tombée à point nommé pour l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord. Diagnostiquée en « état de mort cérébrale » par Emmanuel Macron en novembre 2021, l’Otan voit son utilité justifiée, au moins provisoirement, par l’agression russe. Mais les problèmes de fond mis en exergue par le chef de l’État français n’ont pas été résolus. Et devraient ressurgir une fois que les armes se seront tues sur les lignes de front du Donbass et de Lougansk.
Cette guerre a-t-elle permis de ressusciter l’Otan ?
Olivier Kempf : Le comateux a effectivement reçu un électrochoc, c’est évident. Cela étant, est-ce un simple répit ou une résurrection ? Cela reste à voir. Car de nombreux problèmes sous-jacents n’ont pas été réglés. L’Alliance est un club d’amis au sein duquel on adore se disputer. Il ne faut cependant pas surinterpréter les disputes parce qu’à la fin les membres ont jusqu’à présent toujours réussi à se retrouver. En tout état de cause, le patient est en bien meilleure forme qu’il y a six mois.
C’est le consensus autour de la menace russe qui fabrique de l’unité entre membres de l’Otan.
Commençons par les succès. La guerre en Ukraine a répondu à une question qui taraudait l’Otan depuis des années, à savoir quelle était sa finalité. Certains disaient que c’étaient les Russes, d’autres les Chinois ou encore la lutte contre le terrorisme. Depuis le 24 février, tout le monde est tombé d’accord pour qualifier la Russie de « menace » alors qu’à l’occasion du dernier conseil stratégique elle était encore considérée comme un partenaire, certes difficile, mais un partenaire quand même. C’est le consensus autour de cette menace qui fabrique de l’unité. Jusqu’à présent, c’est un succès, car le respect des frontières de l’Alliance dans le cadre de la guerre en Ukraine a prévalu, et Vladimir Poutine ne l’a pas testée. La manifestation de solidarité avec l’Ukraine, le renforcement d’un certain nombre de bataillons à des postes avancés et la remontée des dispositifs d’alerte qui ont eu lieu ces quatre derniers mois y ont largement contribué.
L’Otan enregistre également deux nouveaux alliés avec les candidatures acceptées de la Finlande et de la Suède, qui vont cependant devoir suivre les procédures de ce qu’on appelle le « membership action plan », le plan d’action pour l’adhésion, qui doit valider les questions d’interopérabilité des armées ou encore la place que ces deux armées occuperont dans la future structure de défense collective. Un sommet a été annoncé l’an prochain à Vilnius, en Lituanie, au cours duquel la Finlande et la Suède seront probablement déclarées membres alliés de droit.
La Suède et la Finlande ont donc fini par rompre avec leur statut d’État neutre pour entrer dans l’Alliance. Que pensez-vous de cette décision ? Quelles en sont les causes et les conséquences probables ?
La source de leur neutralité était de nature différente. Celle de la Suède remonte à 1814, tandis que pour la Finlande, c’est le résultat de la Seconde Guerre mondiale. Depuis la fin de la guerre froide, ces deux pays n’avaient cessé de se rapprocher de l’Ouest, en rejoignant notamment le Partenariat pour la paix, soit l’instance mise en place par l’Alliance atlantique pour discuter avec les « non-alliés » faisant partie de son voisinage. Cela fait maintenant des années que la Suède comme la Finlande disposent d’excellents outils de défense tout en développant leur interopérabilité. Voilà deux pays qui vont clairement renforcer la défense commune, alors que l’Alliance a parfois accueilli des pays qui n’étaient pas forcément au niveau d’un point de vue militaire. Les armées suédoise comme finlandaise sont bien formées, bien équipées et d’un haut niveau opérationnel.
Nous n’avons pas le recul de l’historien pour savoir exactement ce qui s’est passé entre la Russie et l’Otan.
Les conséquences de ces deux adhésions sont géostratégiques, au sens précis du mot. Plus encore qu’auparavant, la mer Baltique va devenir un lac « non russe » puisque, à l’exception de Saint-Pétersbourg et de Kaliningrad, tous les riverains seront des pays alliés. Les pays baltes seront moins isolés et la frontière commune entre l’Otan et la Russie va s’étendre de 1 300 kilomètres. C’est clairement une nouvelle qui ne doit pas être très agréable à Vladimir Poutine, lui qui est censé avoir déclenché une guerre pour empêcher l’Ukraine de rejoindre l’Alliance.
Autre fait notable, la force d’intervention rapide de l’Otan va passer de 45 000 hommes à près de 300 000. Cependant, cela reste dans le cadre d’un dispositif d’alerte, et les États membres vont probablement réfléchir à deux fois avant d’installer de nouvelles bases per-manentes, en particulier en Suède ou en Finlande. Il s’agit de ne pas aller trop loin dans la manifestation de force vis-à-vis de la Russie pour ne pas pousser l’escalade militaire à son paroxysme. C’est mon interprétation, mais les Alliés semblent respecter un aspect fondamental des relations Otan-Russie, et qui était justement la non–installation de bases permanentes dans les pays qui la rejoindraient : tout en montrant sa force et en durcissant le ton comme le dispositif militaire, il s’agit de respecter les équilibres.
Vladimir Poutine avait proposé il y a une quinzaine d’années que la Russie intègre l’Otan. Rétrospectivement, cette offre -n’aurait-elle pas constitué le dernier clou dans le cercueil de l’Alliance, puisque celle-ci se serait vue privée de cet ennemi qui contribue à la ressusciter aujourd’hui ?
Cette hypothèse n’a jamais été sérieusement étudiée, ni par Vladimir Poutine ni par les membres de l’Otan. En revanche, les Européens et les Américains ont-ils suffisamment poursuivi l’esprit d’Helsinki ? En 1975, en pleine guerre froide, cette fameuse conférence intervient après le premier traité de désarmement. Aujourd’hui, la plupart des accords de contrôle des armements ont été abandonnés par les deux parties, même si la responsabilité de la guerre en Ukraine revient clairement à la Russie. D’un autre côté, on a le droit de s’interroger sur la façon dont on en est arrivé là. En 2007, Vladimir Poutine explique à la conférence de Munich que le bouclier antimissile développé à ses frontières le vise clairement, alors que les États-Unis prétendent le mettre en place pour protéger le territoire européen d’une attaque venant de l’Iran. Personne ne l’a écouté et on l’a accusé de raidir ses positions. Les Européens et les Américains ont été négligents et inattentifs. Cela dit, les Polonais n’ont pas besoin du complexe militaro-industriel américain pour être radicalement anti-russes.
Pourquoi, selon vous, l’Ukraine souhaite-t-elle à ce point entrer dans l’Otan ? En 2019, Oleksiy Arestovytch, actuel conseiller à la présidence de Volodymyr Zelensky, déclarait même qu’une grande guerre avec la Russie serait le prix à payer pour entrer dans l’Alliance.
Elle souhaite entrer dans l’Otan tout simplement parce qu’elle constate que les frontières de l’Otan constituent une dissuasion efficace. Nous, Français, avons conservé une véritable indépendance stratégique grâce à la dissuasion nucléaire. Mais nous sommes les seuls dans l’Union européenne à avoir ça. Pour tous les autres Européens, leur défense, c’est l’Otan ! En particulier grâce à son parapluie nucléaire qui empêche Poutine d’attaquer. Cela étant, vous avez le précédent géorgien de 2008. Lorsque Mikheil Saakachvili, très ami avec l’administration Bush, pense que, s’il va au conflit, les Américains suivront. Et la Géorgie déclare la guerre à la Russie ; Washington ne bouge pas, et le pays se retrouve amputé de deux provinces, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud.
Il y a cette articulation de la “menace” russe et du “défi” chinois, ce qui est très nouveau.
Il y a une règle absolue : vous ne pouvez pas rejoindre l’Alliance si vous n’avez pas réglé vos problèmes territoriaux avec vos voisins. À partir du moment où l’Ukraine s’est fait déposséder de la Crimée, où elle est en guerre larvée avec la Russie depuis 2014-2015, elle ne peut pas adhérer à l’Otan, même si elle le souhaite. Il n’est guère étonnant qu’un certain nombre de responsables politiques ukrainiens, influencés par les Polonais, les Britanniques ou les Américains, aient joué ce jeu. Mais cela n’enlève rien au fait que c’est bien la Russie qui a attaqué l’Ukraine le 24 février. Nous sommes encore dans le chaos de l’événement et nous n’avons pas le recul de l’historien pour savoir exactement ce qui s’est passé. Ce qui est certain, c’est que le raidissement spectaculaire de la position russe intervient au début du mois de décembre 2021. Pourquoi se cabrent-ils ? Est-ce à cause de l’échec des discussions bilatérales avec Washington ? Les sources ouvertes ne permettent pas pour l’instant de l’affirmer.
Toujours en 2019, la Rand Corporation, influent think tank proche du Pentagone, a publié un rapport intitulé « Expending Russia », dans lequel elle évoque le scénario du piège d’une guerre en territoire ukrainien pour affaiblir Moscou…
Ce n’est guère étonnant, et c’est justement le travail des stratèges que d’établir des scénarios. Mais la grande question à laquelle ni vous ni moi ne pouvons répondre, c’est de savoir si ces stratèges ont présenté leurs plans à des responsables politiques qui les ont avalisés. En tant qu’analyste, je m’appuie sur des faits et je n’émets pas de spéculation.
Pour revenir au conflit, comment analysez-vous la stratégie militaire des Russes ? Que révèle-t-elle de leurs buts de guerre ?
La Russie a tenté une prise de pouvoir à Kyiv dès le début du conflit, mais cette tentative a échoué. Simultanément, au cours de cette première phase, la 58e armée sort de Crimée et atteint tous ses objectifs, en s’emparant de la ville de Kherson et en disposant d’une véritable tête de pont au-delà du Dniepr avec le contrôle de tout son oblast. Elle fonce ensuite à l’Est à l’assaut de tout le littoral qui borde la mer d’Azov pour rejoindre le Donbass et assiéger Marioupol. Du 26 mars jusqu’à la fin mai, la Russie revoit sa stratégie et revient à une guerre plus « rustique », faite essentiellement de pilonnage des positions ukrainiennes dans le Donbass. Les Russes ont quasiment achevé la prise de l’oblast de Lougansk et contrôlent plus de 60 % de celui de Donetsk. Grâce à l’usage de drones, l’armée russe parvient à atteindre avec une relative précision les dispositifs de tranchées creusées par les forces ukrainiennes, qui annoncent maintenant des pertes catastrophiques.
Combien de temps cela peut-il durer ? Cela va dépendre des stocks des deux côtés. La Russie dispose cependant de 10 % à 20 % des matières premières mondiales et n’a guère de problèmes d’approvisionnement. Cela devrait d’ailleurs nous interroger sur la pertinence de nos politiques de sanctions, qui n’ont jusqu’à présent fait plier aucun pays, ni la Corée du Nord, ni Cuba, ni l’Iran.
Peut-on imaginer que la Russie pousse son offensive jusqu’à Odessa et tente d’établir une continuité territoriale pour rejoindre la Transnistrie, voire l’enclave russe de Kaliningrad ?
Kaliningrad, c’est peu probable. D’ailleurs, les instances européennes sont en train d’essayer de calmer les velléités lituaniennes de bloquer les transits à destination de cette enclave qui constitue historiquement un poumon d’échanges entre la Russie, les États baltes et les Européens. Concernant Odessa, tant qu’ils n’auront pas terminé dans le Donbass, il est objectivement improbable qu’ils tentent une offensive cette année.
Outre la désignation de la Russie comme une menace, quelles sont les évolutions notables au sein de l’Alliance ?
Il y a cette articulation de la « menace » russe et du « défi » chinois, ce qui est très nouveau. Et on voit ressurgir l’ordre du jour défini par les Américains. Les « durs » sont incarnés par la Pologne, les pays baltes et les Britanniques, et les « modérés » par la France, l’Italie ou l’Allemagne. Enfin, les Turcs jouent leur propre partition et tentent de faire monter les enchères en obtenant des garanties, notamment dans le cadre de leur guerre face aux Kurdes, auprès des candidats suédois et finlandais en échange du soutien d’Ankara dans le cadre de leur processus d’adhésion à l’Otan. Mais gardons à l’esprit que tout cela est fragile, particulièrement à cause de l’agenda américain. Les élections de mi-mandat s’annoncent mauvaises pour les démocrates et Joe Biden, et cela peut peser lourdement autant dans la guerre en Ukraine que dans les évolutions au sein de l’Otan.
On ne peut pas réellement définir ce qui se joue actuellement comme une nouvelle guerre froide, car l’ancienne avait grosso modo réussi à polariser le globe. Aujourd’hui, le reste du monde se tient en retrait, il refuse d’entrer dans cette guerre civile européenne et dans cette bipolarité que les Occidentaux essaient d’installer. Que se passera-t-il dans deux ans, quand, on peut l’espérer, cette guerre sera enfin terminée ? Toutes les questions fondamentales qui se posent à l’Otan – et sont provisoirement résolues – redeviendront d’actualité.
Olivier Kempf Spécialiste de géopolitique et de stratégie.