Poutine, une aubaine pour Washington
Qu’adviendra-t-il de l’unité européenne quand les populations, à l’automne, seront confrontées à de réelles pénuries d’énergie ? Et qu’adviendra-t-il dans les pays du Moyen-Orient, d’Asie et d’Afrique dépendants des céréales ukrainiennes ?
dans l’hebdo N° 1713 Acheter ce numéro
La Russie est-elle en train de gagner la guerre ? Une petite musique nouvelle remplit peu à peu notre espace médiatique, qui contredit l’enthousiasme pro-ukrainien des premières semaines de combat. C’est un fait que la réorientation stratégique de l’armée russe, qui concentre désormais l’essentiel de ses forces sur le Donbass, permet à Vladimir Poutine d’engranger des victoires dont sa propagande tire profit. La prise, dimanche, de la ville de Lyssytchansk, après celle de Sievierodonetsk le 24 juin, d’où la résistance ukrainienne a été contrainte de se retirer, fait impression sur l’opinion. Il est tout de même utile de rappeler que ces succès s’inscrivent dans un tableau général beaucoup moins glorieux de renoncement aux objectifs initiaux. Il n’est plus question aujourd’hui de conquérir Kyiv, où les colonnes de chars russes ont été décimées au début de l’offensive. Et ce n’est qu’une province du Donbass, l’oblast de Louhansk, qui est tombée ces derniers jours aux mains des Russes. La progression est d’ailleurs d’une très grande lenteur. Des cartes publiées le 21 juin par le New York Times attestent d’une avancée d’une cinquantaine de miles (environ 80 km) depuis la mi-mai. Il n’empêche ! Poutine peut espérer atteindre l’un de ses objectifs en établissant une continuité territoriale entre le Donbass et la Crimée et en poussant, si possible, jusqu’à Odessa, le grand port de la mer Noire, où moisissent déjà des millions de tonnes de céréales. Il convient surtout d’ajouter une terrible fausse note à la « petite musique » ambiante : les villes conquises sont des villes détruites.
Après avoir eu de tout autres ambitions, Poutine en est revenu à ce qu’il sait faire de mieux : le tapis de bombes, soit par l’aviation, soit par l’artillerie. Dans le Donbass comme à Marioupol, dans le Sud, ce sont des villes mortes dont s’emparent ses troupes. Le rêve de l’installation à Kyiv d’un homme lige de Poutine, sosie politique de Ianoukovitch, chassé par la révolution de Maïdan en 2014, s’éloigne donc considérablement. D’une guerre de reconquête de l’ancien empire soviétique, on est passé à une guerre d’anéantissement. Poutine a perdu un autre pari, celui de la division de l’Union européenne, et plus largement du camp occidental. Il a revivifié l’Otan, au point que la Finlande et la Suède viennent de renoncer à leur neutralité historique pour rejoindre l’Alliance. Non sans un dégât collatéral inattendu dont sont victimes les opposants Kurdes à Erdogan que la cheffe du gouvernement de Stockholm, Magdalena Andersson, s’apprête, semble-t-il, à extrader en échange de la levée du veto turc à l’adhésion de la Suède à l’Otan. Il y a ainsi des peuples qui n’en finissent pas de payer le prix de guerres qui ne sont pas les leurs… Quoi qu’il en soit, le resserrement du front occidental contre la Russie constitue la principale défaite de Poutine. Avec son corollaire qui est le renforcement des effectifs de l’Otan aux frontières russes. Tout ce que le maître du Kremlin voulait éviter.
Mais tout cela doit être dit avec une extrême prudence. C’est la vérité de l’instant que la dynamique imprévisible du conflit peut effacer en quelques semaines. Car le temps, qui devait être un facteur secondaire tant on prévoyait une victoire éclair des troupes russes, est devenu essentiel. D’abord pour des raisons économiques et sociales que l’on voit trop bien. Les sanctions agissent lentement, et provoquent un effet boomerang que les stratèges occidentaux n’ont pas vu venir, ou pas voulu voir venir parce qu’il est plus confortable de profiter des conditions de production que les dictatures imposent à leurs peuples. C’est donc à qui cédera le premier. Qu’adviendra-t-il de l’unité européenne quand les populations, à l’automne, seront confrontées à de réelles pénuries d’énergie ? Et qu’adviendra-t-il dans les pays du Moyen-Orient, d’Asie et d’Afrique dépendants des céréales ukrainiennes ? Ce ne sera pas « mourir pour Dantzig », selon la sinistre formule du collaborationniste Marcel Déat, mais « souffrir pour Kyiv ». Et souffrir rudement. Nul ne peut le dire.
Mais la guerre a encore pris une autre dimension le 28 juin avec le sommet de l’Otan. Le secrétaire général de l’organisation a désigné explicitement la Russie, naguère qualifiée de « partenaire », comme « la menace la plus significative et directe pour la sécurité des alliés ». L’Otan s’est donc retrouvé un ennemi officiel. Une raison d’être. Mais ce n’est pas tout. Beaucoup plus surprenant, la Chine est également visée. En qualifiant Pékin de « défi systémique », l’Otan donne une dimension civilisationnelle au conflit. Les États-Unis sont à la manœuvre. Si Poutine est l’agresseur qu’il faut évidemment repousser, comment ne pas voir que la guerre d’Ukraine constitue pour Washington un effet d’aubaine, non seulement pour déployer de nouvelles forces en Europe, mais pour embarquer tous les pays occidentaux dans un conflit idéologique planétaire ? La conscience de cette réalité ne doit pas inciter à lâcher prise en Ukraine, mais elle doit permettre de comprendre que la guerre actuelle est possiblement lourde de multiples rebonds, tous plus inquiétants les uns que les autres. C’est d’abord une guerre contre une dictature. Mais c’est aussi un constat de faillite pour un système néolibéral férocement inégalitaire, qui devait conquérir la paix du monde par la magie du commerce. C’était la fameuse et fumeuse « fin de l’histoire ». Un lointain souvenir.
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