Robert Guédiguian : « L’Arménie pourrait disparaître »
Le cinéaste Robert Guédiguian lance, avec Simon Abkarian, un appel au don en faveur d’un pays plus que jamais isolé et menacé. Il en appelle à l’importante diaspora mondiale.
dans l’hebdo N° 1715-1719 Acheter ce numéro
Figure emblématique du cinéma français, Robert Guédiguian n’en oublie pas ses racines arméniennes pour autant. Depuis la guerre contre l’Azerbaïdjan, en 2020, l’Arménie est ruinée et livrée à elle-même sur la scène internationale. Un collectif, notamment mené par le metteur en scène, lance une opération privée de financement d’un État failli. L’homme de gauche s’explique sur une démarche à contre-emploi.
Pourquoi lancer une telle initiative ?
Robert Guédiguian : Le début de cette histoire trouve son origine dans la défaite de l’Arménie face à l’Azerbaïdjan dans la région du Haut-Karabagh en 2020. Ce conflit a laissé le pays ruiné. Ceux qui connaissent la région et les réalités du terrain n’hésitent plus à envisager une disparition complète de l’État arménien. Comme on parlerait de l’espèce humaine, je pense que l’espèce arménienne, y compris l’ensemble de ce qui constitue l’identité de la diaspora, pourrait disparaître. Et si, à l’instar de la biodiversité, on considère que la diversité culturelle est importante, alors la situation du peuple arménien est catastrophique. Avec Simon Abkarian, cela nous a conduits à nous questionner sur ce que nous pouvions créer pour aider.
Nous assumons d’engager nos réputations et nos légitimités dans cette démarche.
L’histoire arménienne est sanglante et disputée. Le pays compte 3 millions d’habitants quand la diaspora est forte de 4 millions de ressortissants. Cette situation amène à s’interroger : être arménien, qu’est-ce que cela signifie ?
Cela reste un mystère à mes yeux. Je ne sais ce qui unit ces gens par-delà les États, l’histoire et la géographie, ce qui soude une communauté. Ce que je sais en revanche, c’est que mon père s’appelait Guédiguian et qu’il m’a transmis cet héritage, qui est plus fort que tout. C’est bien sûr de l’ordre de la reproduction. Et puis il y a évidemment le poids du génocide. Ce peuple sait qu’il a failli disparaître.
Ce concept d’arménité, que vous avez du mal à définir, vous pousse quand même à vous lancer dans une initiative bien concrète : vous demandez aux 600 000 Français d’origine arménienne ou aux Arméniens de France de donner au moins 10 euros mensuels pour financer l’État arménien. Comment procédez-vous ?
Nous nous adossons au Fonds arménien de France [une ONG indépendante du gouvernement d’Erevan, NDLR], qui est lui-même adossé au Fonds arménien international. La branche française travaille sur des sujets spécifiques comme l’éducation et les énergies renouvelables. Notre ambition est plus large et l’argent qui sera collecté servira à financer d’autres besoins essentiels de la population. L’idée de la campagne que nous lançons, c’est de démontrer la viabilité de notre initiative afin qu’elle prenne aussi dans d’autres pays, comme aux États-Unis ou au Liban par exemple [où vivent beaucoup d’Arméniens, NDLR].
Qu’est-ce qui n’est pas financé à ce jour par le Fonds arménien et qui vous semble manquer ?
Il me paraît par exemple nécessaire de revitaliser les villages frontaliers situés à la lisière de l’Azerbaïdjan, d’y maintenir la présence de populations. Mais sans financer pour autant d’activités militaires, ni de milices citoyennes. La guerre de 2020 a laissé des régions entières désertées, ce qui pousse Bakou à lancer des incursions de plus en plus loin dans le territoire arménien, et pas seulement dans les territoires disputés du Haut-Karabagh. Ces intrusions menacent l’intégrité territoriale du pays.
L’Arménie connaît une corruption endémique qui n’est pas étrangère à sa situation actuelle. Comment s’assurer de la bonne utilisation des fonds que vous levez via votre appel à dons ?
La première garantie vient du fait que ces fonds sont gérés par le fonds arménien lui-même et non par une petite oligarchie, ni par l’administration locale. L’argent est dépensé par des salariés du fonds arménien qui travaillent et résident sur place. Comme dans n’importe quel organisme international de ce type, il existe des mécanismes de transparence qui permettent de garantir la confiance. Mais, avec Simon Abkarian et quelques autres, nous entendons avoir un regard averti, servir tout à la fois de caution morale et de parrains en quelque sorte. Nous assumons d’engager nos réputations et nos légitimités dans cette démarche. À titre personnel, nous nous engageons aussi auprès des donateurs que nous aurons convaincus en leur proposant un compte rendu régulier de l’avancement des différents projets financés.
Nous devons être lucides : nous sommes seuls. À nous de nous débrouiller.
Avez-vous eu des échanges avec le gouvernement arménien ?
Non, pas pour le moment. Et puis les dirigeants du Fonds arménien sont prudents et se tiennent à distance des personnels politiques sur place. Mais l’honnêteté m’oblige à préciser que le gouvernement arménien ne mesure pas l’ampleur ni la puissance que peut prendre ce mouvement. Si les choses se déroulent aussi vite que je le crois, nous aurons nécessairement un échange avec Nikol Pachinian, le Premier ministre arménien. Plus profondément, ce qui nous pousse dans notre démarche, c’est qu’un aussi petit pays que l’Arménie, qui n’a aucune ressource, ne peut pas s’en tirer seul, sans l’aide de sa diaspora. Tant que l’Arménie était inféodée à la Russie [l’actuel Premier ministre a pris ses distances avec Moscou au moment de son accession au pouvoir en 2018, NDLR], l’Azerbaïdjan, soutenu par la Turquie, restait à l’écart. Mais dès lors que le soutien de Moscou s’est estompé, le pays s’est trouvé vulnérable. C’est la raison pour laquelle il faut trouver les moyens de développer une indépendance réelle. Et cela passe par la mise en place d’une véritable économie autonome. Renforcer son économie permettra à Erevan d’être davantage présente dans les instances internationales et, accessoirement, d’être davantage capable de se protéger. Le manque de considération de la communauté internationale vis-à-vis de l’Arménie ces dernières années doit nous pousser à être lucides : nous sommes seuls. Et nous n’intéressons pas grand monde. À nous de nous débrouiller.
Si le gouvernement arménien vous propose un jour un poste de ministre pour mener une politique semblable à celle que vous promouvez avec le Fonds arménien, l’accepteriez-vous ?
Ce serait drôle. Et ce serait une sacrée surprise. Sur le papier, ce serait même excitant. Mais je ne pense pas que j’accepterais. Ma raison d’être reste le cinéma. J’ai déjà reçu en France des propositions de ce type, en particulier au niveau local, que j’ai déclinées. Je reste politiquement plus influent dans mon rôle actuel que si j’étais élu, par exemple, dans une municipalité.
Vous revendiquez être un homme de gauche. À ce titre, vous avez de longue date et publiquement défendu un État providence devant prendre le pas sur les initiatives privées. Et vous voilà devenir l’une des chevilles ouvrières d’une initiative privée visant à renflouer les caisses vides d’un État failli. Ne jouez-vous pas à front renversé dans cette histoire ?
Si, bien sûr. Mais je n’ai pas le choix. La politique, au sens où elle est pratiquée en France, ne suffit pas. Il faut s’y prendre autrement, y compris via ce type d’initiative privée. Mais j’aime aussi que les choses se passent en dehors du cadre de l’État – qui conserve évidemment toute son utilité et sa légitimité – de manière plus informelle et horizontale. C’est à la fois intéressant et nécessaire car l’État ne peut pas tout. Je ne renie évidemment ni 1789, ni Montesquieu, ni les droits humains. Et je ne suis pas subitement devenu un tenant de l’ordolibéralisme. Mais au-delà des actions de la puissance publique, il manque un cadre dans lequel des personnes peuvent venir se frotter à la politique, mais différemment. Une manière d’agir n’est pas exclusive de l’autre.
Mais si vous parvenez à vos fins, vous risquez de placer l’État arménien en situation de dépendance par rapport à cette initiative privée…
J’aimerais que la question se pose un jour. Nous aurions alors des problèmes de riches. On trouvera bien le moyen de rendre ce dispositif le plus efficace possible, y compris en intervenant directement dans la politique de l’État arménien. Par exemple, en établissant des rapports plus institutionnalisés entre le Fonds arménien et le ministère de la Diaspora.
Risquez-vous à un peu de prospective, et projetez-vous d’ici à trois ans. Où en serez-vous ?
J’espère que cette initiative se sera internationalisée et que nous aurons bien progressé quant à la gestion des projets.
Quelle durée de vie donnez-vous à ce projet ?
Je crois de moins en moins à la pérennité des choses. Je ne cherche plus la durée mais davantage la création de moments « communistes » dans lesquels des actions positives sont menées et font évoluer les choses dans le bon sens. Au moment de la sortie de mon film Twist à Bamako, certains m’ont reproché une trop grande nostalgie. C’est tout le contraire. J’aime montrer ce qui est positif. On m’objecte que le régime de Modibo Keïta (panafricaniste socialiste et père de l’indépendance du Mali) n’a duré que huit ans. Certes. Mais, pendant ces huit années, ce qui s’y est déroulé fut très bon pour ce pays et son peuple. Je prends cette histoire pour ce qu’elle est : un moment d’exaltation et de victoire. Mais la victoire, comme la défaite d’ailleurs, n’est pas éternelle.