Spiritualized : De l’ivresse dans le son
Les sept compositions du nouvel album de Spiritualized propulsent l’auditeur dans un tourbillon hallucinant.
dans l’hebdo N° 1715-1719 Acheter ce numéro
Dans les années 1980, Jason Pierce, qui se fait aussi appeler J. Spaceman, a été avec Peter Kember, alias Sonic Boom, l’instigateur du groupe Spacemen 3, dans une veine très marquée par les formes sonores liées à l’expérience des drogues psychédéliques. Un groupe qui, comme quelques autres, revendiquait un héritage historique, portant une idée du rock tournée vers ce qu’il avait eu de plus incandescent, fascinant, fulgurant et dangereux. Une forme de résistance dans une décennie qui avait tendance à essayer de s’en affranchir.
Mais Jason Pierce avait d’autres centres d’intérêt. Notamment le génie maniaque des Beach Boys, Brian Wilson, et, explique-t-il, sa façon de mélanger des instruments qui ne sont pas censés se fréquenter, ou cet autre génie dérangé qu’était Phil Spector. La tentation était grande de rassembler ces influences, et Jason Pierce y succombe dans les années 1990 avec son nouveau groupe, Spiritualized, quand la cohabitation devenue impossible avec Sonic Boom signifiera la fin de Spaceman 3.
Le musicien persévère, comme en témoigne ce nouvel opus, qui constitue la suite de And Nothing Hurt, paru en 2018, alors que, selon le vœu de Pierce, qui n’a pas été suivi par sa maison de disques, les deux albums auraient dû n’en faire qu’un, intitulé Everything Was Beautiful And Nothing Hurt (« Tout était beau et rien ne faisait souffrir »). Cette phrase, empruntée au roman de Kurt Vonnegut Abattoir 5, est celle que le protagoniste de l’histoire voulait voir inscrite sur sa pierre tombale.
La lecture des notes de pochette et la liste des innombrables instruments utilisés donnent une première idée du contenu. Insuffisante, pourtant. Il faut se plonger dans cette masse sonore, si possible l’écouter très fort, pour en expérimenter tout le délicat et complexe agencement. Cette accumulation d’instruments a pour effet de provoquer une sorte de dilatation de la matière, générant comme une pâte qui enfle, s’étire et emporte l’auditeur dans un tourbillon sonore.
Le disque s’ouvre avec « Always With You », une déclaration d’amour mélancolique aux promesses insensées (« Si tu veux une radio/Je serai une radio/Si tu veux un avion/Je serai un avion ») et au refrain épiphanique, et se clôt avec « I’m Coming Home Again », dont le lent finale, réduit à une cloche solitaire et quelques derniers coups d’archet, évoque une mer qui se retire et laisse la tristesse d’un rivage nu.
Entre les deux, une débauche d’instruments qui ne doit pas oblitérer les voix, celle de Jason Pierce, qui reste résolument fondue dans la masse sonore, mais aussi ces chœurs extatiques qui semblent avoir la vertigineuse ambition de toucher le ciel. Et s’enchaînent « Best Thing you Ever had », mené à fond de train sur un asphalte de rêve dessiné par un riff de guitare implacable et que Pierce chante comme s’il pensait à Dylan ; ce « Let It Bleed » languide et ouaté, pourtant régulièrement éruptif, qui reprend le titre d’un album des Stones mais est néanmoins dédié à Iggy Pop ; ou encore la danse hallucinée des sept minutes prodigieusement bruyantes de « The A Song ». Un puissant flot de musique d’une grande et émouvante beauté.