« Continuer l’histoire des Éditions de Minuit et la réinventer »
Thomas Simonnet, à la tête des Éditions de Minuit, expose la façon dont il conçoit l’avenir de cette maison au catalogue prestigieux, alors qu’il fait paraître deux titres en cette rentrée, l’un d’Yves Ravey, l’autre de Claire Baglin, une jeune primo-romancière.
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Thomas Simonnet, 48 ans, a pris les rênes des Éditions de Minuit après le rachat de celles-ci par Gallimard, via sa holding, Madrigall. Une opération annoncée en juin 2021 et effective depuis janvier dernier. Succéder à Jérôme Lindon, décédé en 2001, et à sa fille, Irène Lindon, qui avait pris sa suite et qui a été décisionnaire dans l’acte de vendre, n’est pas une mince affaire. Le catalogue qu’ils laissent est un fleuron de la création et de la pensée, où se concentre une bonne part de ce qui a constitué la scène littéraire et des sciences humaines de la seconde moitié du XXe siècle et du début du XXIe.
Néanmoins, outre que son entreprise est adossée à un groupe solide, Thomas Simonnet dispose de ses propres atouts. Ayant longtemps travaillé au sein du réseau de librairies L’Arbre à lettres, il cumule cette expérience, précieuse, avec celle qu’il a acquise dans l’édition, chez POL à ses débuts, et surtout en tant que responsable de la collection « L’Arbalète », chez Gallimard, de 2006 à 2021. Années durant lesquelles l’éditeur a publié, en particulier, Michèle Audin, Pascale Bouhénic ou Sylvain Prudhomme, et redécouvert Françoise Frenkel, dont le récit de l’Occupation, Rien où poser sa tête, est préfacé par Patrick Modiano.
Thomas Simonnet nous a reçu au sein des locaux historiques de la maison, rue Bernard-Palissy à Paris – que les Éditions de Minuit ne quitteront pas –, dans le petit bureau du troisième étage où se sont rendus, entre autres, Samuel Beckett, Claude Simon, Marguerite Duras, Hervé Guibert…
Bien que peu prolixe sur les questions économiques et les grandes manœuvres opérées par Vivendi, le nouveau directeur des Éditions de Minuit accepte désormais de répondre aux interviews alors que paraissent ses deux premières publications. Deux romans : Taormine, d’Yves Ravey (1), et En salle, de Claire Baglin (lire page 28). Deux œuvres que Thomas Simonnet défend avec ce qu’il porte en lui : une inclination pour la singularité et l’invention, ainsi que la certitude qu’il existe encore une attente d’exigence chez les lecteurs. Bref, avec l’esprit Minuit
Avant d’entrer aux Éditions de Minuit, quel rapport entreteniez-vous avec elles ?
Thomas Simonnet : Un rapport de lecteur. J’ai été attiré très jeune par la littérature contemporaine. Mais comment l’aborder ? Ce n’est pas facile, quand on est adolescent, d’entrer dans une librairie ou de lire le supplément littéraire d’un quotidien. Il se trouve que ce sont des livres des Éditions de Minuit qui ont favorisé cette rencontre. Je peux vous en parler de façon très précise, car ils ont jalonné mon adolescence dans les années 1980, puis ma vie d’étudiant dans les années 1990. Ils ont constitué l’armature de ma bibliothèque personnelle. Le premier, c’est Moderato Cantabile, de Marguerite Duras. Ensuite ce fut la découverte de Beckett. Sa force, sa façon d’être seul.
Au début de mes études, j’ai lu L’Équipée malaise, de Jean Echenoz, sorti deux ou trois ans auparavant. Ce qui m’a encore davantage rapproché du contemporain. Et puis Jean-Philippe Toussaint et le théâtre de Koltès. À peu près au même moment, je me suis plongé dans l’œuvre de Deleuze, fascinante parce qu’il y traite de tout, de littérature, de philosophie, de cinéma, aussi parce qu’il dialogue avec d’autres penseurs de sa génération comme Foucault…
Et puis, un peu plus tard encore, dans les années 2000, il y a eu la lecture de Charlotte Delbo, les textes contre la torture pendant la guerre d’Algérie : Henri Alleg, Pierre Vidal-Naquet. Des témoignages remarquables par leur écriture. Quant au Nouveau Roman, contrairement à la génération qui me précédait et le conspuait souvent, je l’ai toujours vu comme un mouvement créatif, stimulant. Tous ces livres ont été pour moi des pierres angulaires.
Il faut être très modeste et se concentrer sur le quotidien d’une maison d’édition. Un travail de grande patience et d’artisanat.
Comment ne pas être trop impressionné par l’histoire des Éditions de Minuit quand on arrive à leur tête ?
Vous voulez dire trop impressionné au point d’être paralysé ? Il faut être très modeste et se concentrer sur le quotidien d’une maison d’édition. C’est-à-dire un travail de grande patience et d’artisanat : lire, dialoguer avec les auteurs, puis, avec l’appui de toute une petite équipe, préparer, fabriquer, accompagner les livres jusqu’en librairie, où ils atteignent les lecteurs.
On peut être tétanisé par cette maison si on la voit comme un musée. On est pleinement debout, réveillé, si on la voit comme ce qu’elle est, c’est-à-dire une maison qui n’a cessé d’inventer. Que ce soit à ses origines, pendant l’Occupation, où elle a su créer de toutes pièces, avec les moyens du bord, un mode de production clandestin. Ou quand y sont nées toutes ces œuvres devenues par la suite des classiques ou des références, de Marguerite Duras à Claude Simon, de Pierre Bourdieu à Georges Didi-Huberman. Le grand enjeu pour Minuit, aujourd’hui, c’est à la fois de perpétuer cette histoire et de la réinventer.
C’est ce que j’essaie de faire, dès cette rentrée, avec la publication du premier roman de Claire Baglin et celle du nouveau roman d’un auteur confirmé, Yves Ravey, dont l’œuvre est à la fois foisonnante, profonde et drôle. Pour l’accompagner, nous reprenons, en poche, un texte magnifique sur les derniers jours de son père, ouvrier, Le Drap.
Pensez-vous qu’il existe une esthétique Minuit, expression qui a souvent été utilisée, sinon galvaudée ?
On ne peut pas réduire les Éditions de Minuit à une seule esthétique. Je dirais à l’inverse qu’on y trouve presque autant d’esthétiques que d’auteurs, car cette question les habite, plus que dans d’autres maisons. Jérôme Lindon puis Irène Lindon ont toujours cherché à publier ce qu’il y avait de plus nouveau en littérature, comme en sciences humaines et en critique. Les récents essais de William Marx, Pierre Bayard, David Lapoujade ou Peter Szendy posent des questions inédites et stimulantes à la littérature.
Publier peu, sélectionner sur des critères littéraires, accompagner des œuvres sur plusieurs décennies : une démarche qui prend le contre-pied de la surproduction générale.
Peut-on parler d’une éthique Minuit ?
Bien sûr. D’abord au vu des engagements de cette maison : au sein de la Résistance, puis durant la guerre d’Algérie. Ensuite, il y a sa contribution déterminante à l’instauration d’un prix unique du livre et à l’invention de la librairie indépendante – ce qui paraît évident aujourd’hui, alors que ce n’était pas du tout le cas dans les années 1960 et 1970. Cette éthique est visible aussi dans le travail éditorial que nous allons poursuivre ainsi : publier peu, sélectionner sur des critères littéraires, accompagner des œuvres sur plusieurs décennies… Une démarche qui prend le contre-pied de la surproduction générale.
Dans les années 1980 et 1990, on a parlé d’une restauration de la narration et des personnages en forme de revanche sur le Nouveau Roman. Désormais, la littérature en vogue est celle dont on dit qu’elle porte des sujets forts, des sujets de société, souvent traités sur le mode naturaliste. Qu’en pensez-vous ?
Le roman avait très besoin d’être « nouveau » après-guerre. Il s’est transformé et renouvelé à chaque génération, les avant-gardes ne l’ont pas tué, elles lui ont surtout permis d’avancer. La dernière génération de romanciers Minuit – Tanguy Viel, Laurent Mauvignier, Julia Deck, Vincent Almendros – est brillantissime. Je me méfie des visions trop globales, ce n’est pas le rôle de l’éditeur de verrouiller les choses.
On sait qu’une pratique courante dans l’édition consiste à avoir un sujet prédéterminé, dont on pense qu’il a des potentialités de toutes sortes, notamment commerciales, pour lequel on cherche le ou les auteurs. Le projet préexiste à l’auteur…
Dans l’édition, il y a différentes manières de pratiquer, en effet. Pour ce qui me concerne, je ne saurais pas faire ce que vous décrivez.
Est-ce que, de L’Arbalète, la collection que vous dirigiez chez Gallimard, aux Éditions de Minuit, vos critères de sélection des manuscrits ont changé ?
Entre 1996, où j’ai lu mes premiers manuscrits comme stagiaire chez POL, puis 2006, où Antoine Gallimard m’a confié la direction de L’Arbalète, et aujourd’hui, mes critères de sélection ont naturellement évolué parce que j’ai accumulé une certaine expérience. Mais j’ai toujours essayé d’être le plus curieux, le plus sensible aux manuscrits que l’on m’adressait. Travailler aux Éditions de Minuit me rend plus exigeant que jamais, mais quelle belle contrainte !
Publier, c’est permettre l’existence d’autre chose
La responsabilité est plus grande aussi, parce que je suis à la tête d’une maison et non d’une collection, et parce que le catalogue d’une maison vous oblige. Mais publier de nouveaux textes, c’est toujours prendre un risque, mettre un pied dans l’inconnu. C’est le contraire du conservatisme. Publier, c’est permettre l’existence d’autre chose. Proposer de nouvelles formes, de nouveaux sujets.
Quelle place accordez-vous à la critique ?
Une importance très grande. Il y a encore un tissu critique dans les médias en France – et c’est heureux ! – qui permet la réception des textes. La critique est un regard attentif et nécessaire, elle accompagne l’œuvre des auteurs et, en les accompagnant, peut être le sismographe de leur évolution. L’histoire de Minuit doit beaucoup aux critiques.
Le premier roman de Claire Baglin, En salle, vous est parvenu par la poste. Qu’y avez-vous vu qui vous a convaincu de le publier ?
Plusieurs choses. D’abord la retranscription précise, concrète, objective, de la vie d’une jeune femme d’aujourd’hui. Les deux récits qui s’y entrecroisent se passent, en effet, l’un au début des années 2010, l’autre au début des années 2020. Ensuite, une écriture et une forme très surprenante et maîtrisée de la part d’une si jeune auteure, d’à peine plus de 20 ans. Enfin, j’ai aimé que ce livre ne dise pas tout, ne propose pas d’explication ou d’analyse définitive. Le personnage garde un mystère qui m’a beaucoup séduit. a