Enseignants contractuels, bouche-trous du système
Pour cette rentrée, alors que 4 000 postes étaient vacants, l’Éducation nationale recrute hors concours. Peu ou pas formés, les contractuels se retrouvent souvent seuls et démunis.
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Quinze ans après son baccalauréat, Louisa s’apprête à reprendre le chemin du lycée. Mais cette fois en tant que professeure. La jeune femme de 33 ans a été engagée avant l’été pour enseigner l’allemand dans une académie de l’Est. « J’ai fait des études d’arts et de langues, avant de partir à Berlin. Mon objectif était d’ouvrir une galerie, mais ce projet a échoué. Lorsque je suis revenue en France, un peu perdue, des amis enseignants m’ont parlé de la contractualisation. J’ai tenté ma chance sur un coup de tête lors d’un “job dating” et me voilà. » Au printemps 2022, ces événements se sont multipliés au sein de l’Éducation nationale : plusieurs rectorats ont organisé ces « job datings » afin de recruter des enseignants contractuels.
En juin, celui de Versailles a mis en lumière ce processus de recrutement : quatre jours pour embaucher 2 000 contractuels, dont 700 professeurs des écoles et 600 enseignants du secondaire. Parmi eux, William, 28 ans, s’était présenté, confiant. « J’ai été enseignant contractuel en mathématiques durant quatre ans dans l’académie de Créteil. Ils m’ont retenu après le premier entretien de trente minutes, et j’ai passé le second quelques semaines plus tard. Il faut dire que, dans la discipline des mathématiques, il y a beaucoup de besoins. » Contrairement à leurs futurs collègues, qui ont passé les concours de recrutement de l’Éducation nationale, Louisa et William sont « contractuels ».
Crise d’attractivité
Ces concours, en effet, ne font plus le plein d’admis, ni même de candidats, d’où le recours à la contractualisation. Le ministère se veut rassurant et souligne la faible part de ces contractuels, qui représentent 1 % des effectifs enseignants dans le premier degré et 8 % dans le second degré.
Ces chiffres varient toutefois selon les académies et les disciplines. Surtout, la tendance est à la hausse : en cinq ans, leur part au sein de l’Éducation nationale est passée de 14,5 % à 22 %. Certaines professions, comme les assistants d’éducation (AED) ou les accompagnants d’élèves en situation de handicap (AESH), ne sont concernées que par des contrats. Mais, phénomène nouveau depuis quelques années, de plus en plus d’enseignants sont embauchés ainsi.
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Dans le secteur public, alors qu’ils étaient 31 641 en 2015, on en compte 39 961 en 2020, soit une hausse de plus de 26 %. « Dans le primaire, nous sommes touchés depuis moins longtemps, à l’exception des académies franciliennes, qui ont toujours eu davantage de mal à recruter. Mais, depuis quelques années, d’autres rectorats mettent en place ce mode de recrutement », observe Guislaine David, cosecrétaire générale et porte-parole du Snuipp-FSU.
Appelés le mercredi pour le lundi suivant
Symbole de la crise d’attractivité que connaît le métier de l’enseignement, ce recours aux contractuels interroge sur le fonctionnement même de l’Éducation nationale. « Désormais, le système ne peut fonctionner qu’avec un volant de précaires qui sont mis devant la classe sans formation obligatoire et parfois ballottés d’un établissement à l’autre, estime André Robert, socio-historien de l’éducation à Lyon-II. Ces contractuels sont la variable d’ajustement. » Pour Mathilde, qui enseigne en maternelle, « c’est une jolie façon de dire que nous sommes des bouche-trous ».
La jeune femme de 37 ans s’est reconvertie il y a quatre ans, après une carrière dans la vente. Elle enseigne l’économie et la gestion dans un lycée professionnel. « J’ai commencé comme contractuelle car c’était plus simple. » Trois ans après, elle est heureuse d’exercer son métier mais aimerait voir son sort s’améliorer_. « Nous sommes fin août et je ne sais pas si je serai appelée à la rentrée. C’est habituel : l’année dernière, le rectorat m’a contactée le 15 septembre. »_
« Tu te retrouves seul face à des élèves, sans avoir aucune idée de leur niveau, et avec très peu de temps pour préparer tes cours. »
Une manière de procéder que connaît bien William : « On t’appelle le mercredi pour commencer le lundi d’après. Tu dois remplacer un enseignant malade depuis plusieurs semaines. Tu te retrouves seul face à des élèves qui n’ont pas eu cours durant tout ce temps, sans avoir aucune idée de leur niveau, et avec très peu de temps pour préparer tes cours. Et, cerise sur le gâteau, le collège où l’on t’envoie est à deux heures de transport de chez toi. » Ces enseignants jonglent entre les contrats allant de quelques jours à l’année scolaire.
Jetés dans le grand bain avec une bouée percée
À la veille de la rentrée, l’enthousiasme de Louisa est redescendu, laissant place au stress. « Je n’ai eu mon affectation qu’au mois d’août. En moins de trois semaines, j’ai dû préparer seule mes cours. » Elle se renseigne sur Internet, demande de l’aide à ses amis professeurs mais ne se sent pas accompagnée par l’académie. « C’est très angoissant : je vais me retrouver seule face à des élèves pour la première fois de ma vie. »
Certains rectorats ont mis en place quelques jours de formation à destination de ces contractuels. Une nouveauté qui rassure Vincent. Le jeune homme de 25 ans a échoué de peu aux oraux du concours de recrutement de professeurs des écoles (CRPE). « Deux semaines après les résultats, le rectorat de Créteil m’a proposé de devenir contractuel et m’a convoqué à un entretien assez facile. J’ai signé mon contrat. Il faut dire qu’après avoir raté un concours que j’ai préparé durant mes deux années de master, je ne savais pas trop quoi faire. »
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Il espère beaucoup de cette formation mise en place dans son académie, « d’autant plus que je ne sais toujours pas où je serai affecté, soupire le futur professeur. Je sais quel sera mon département, mais pas quel niveau j’aurai. Je ne sais même pas si je serai dans une école maternelle ou primaire ». Faute d’informations, Vincent a passé l’été à préparer des séquences de cours pour l’ensemble des niveaux, de la moyenne section au CM2.
« On a l’impression qu’on jette ces nouveaux collègues dans le grand bain avec une bouée percée. »
Pour Sophie Vénétitay, secrétaire générale du Snes-FSU, ces quelques jours de formation demeurent insuffisants. « Enseignant, c’est un métier qui s’apprend. Il est illusoire de penser qu’en quelques jours on va pouvoir acquérir les bons réflexes, les bons gestes professionnels. On a plutôt l’impression que les rectorats organisent des formations pour afficher le fait qu’ils font quelque chose pour ces nouveaux contractuels », dénonce la syndicaliste sur France Info le 22 août. « Dans les faits, on a surtout l’impression qu’on jette ces nouveaux collègues dans le grand bain avec une bouée percée et que le ministre et les rectorats les regardent en leur disant : “Vas-y nage ! ” C’est encore une fois la preuve du bricolage institutionnel de l’Éducation nationale. »
« Contractuel bashing »
Parfois, l’arrivée dans un établissement peut être difficilement vécue par les enseignants contractuels. « Lorsque j’arrive en salle des profs dans un nouveau collège ou lycée, on me pose beaucoup de questions sur mon parcours, souligne William. Tu te sens un peu obligé de déballer ton CV pour montrer que tu es légitime. » Le jeune homme est devenu contractuel après une licence d’économie, un bac + 3 étant nécessaire pour être recruté.
Mais il se voit souvent reprocher son manque de formation. Les enseignants titulaires passent le concours après un master métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation (MEEF), qui vaut donc un bac + 5. « Mais remporter un concours ne signifie pas forcément que l’on sera un bon professeur, s’agace William. Je travaille mes cours et je pense qu’après plusieurs années en tant que contractuel je suis devenu un bon prof, que ce soit au niveau pédagogique ou disciplinaire. Or on me renvoie toujours à ma licence. »
Une situation dans laquelle beaucoup de ses collègues recrutés de la même manière se reconnaissent, au point que le Sgen-CFDT parle de « contractuel bashing ». « Le regard de certains titulaires peut être très méprisant envers les contractuels, comme peut l’être celui des agrégés par rapport à ceux qui ont un Capes », explique Laetitia Aresu, secrétaire nationale du syndicat. Pour elle, il faut avant tout être dans la bienveillance et le collectif : « Un enseignant contractuel est un enseignant avant tout. »
« Mettre des contractuels non formés devant les enfants, cela risque d’engendrer de la souffrance pour tous. »
De son côté, Guislaine David comprend aussi le ras-le-bol de certains professeurs face au recours à la contractualisation. « Le fait que les contractuels soient de passage freine la mise en place de projets sur le long terme par l’équipe pédagogique. » Et les études sociologiques le montrent : la stabilité de l’équipe pédagogique est un facteur de réussite éducative des élèves, notamment les plus défavorisés et éloignés de l’école. « Si l’on met des contractuels non formés devant les enfants, cela risque d’engendrer de la souffrance pour tous, souligne la syndicaliste. Pour l’adulte, qui peut se sentir débordé, avec l’impression de mal faire son travail, et pour les enfants, dont les apprentissages en pâtiront. »
L’année dernière, Florence, directrice d’une école primaire, a accueilli deux contractuelles pour la première fois, à cause du covid. « Nous les avons aidées au quotidien, même si elles n’ont été là que quelques jours, ne serait-ce que pour s’assurer que la sécurité des enfants était bien respectée. Ces deux contractuelles n’avaient qu’une seule expérience qui n’avait duré que deux jours. » Enseignants ou directeurs se retrouvent souvent à effectuer le tutorat de ces contractuels. « Un tutorat caché, sans aucune reconnaissance, mais qui est obligatoire pour le bon fonctionnement de l’établissement », soupire la directrice.
Un CDI difficile à obtenir
Lorsque ces enseignants multiplient les contrats et les expériences, ils développent un savoir-faire et des compétences propres à leur métier. « Je sais que je suis capable d’enseigner à des sixièmes comme à des terminales, en adaptant ma pédagogie et en connaissant bien les programmes, explique William, fort de ses expérimentations au sein de l’académie de Créteil. Parce que oui, les cours, ça se prépare, que l’on soit titulaire ou contractuel. » Pourtant, le jeune homme n’est jamais resté plus d’un an au même endroit, « y compris quand le poste que j’occupais n’était pas pourvu après mon départ ! ».
« Je ne sais pas encore si je veux travailler toute ma vie en tant que prof. »
Face à ces problématiques de précarité, difficile de fidéliser les contractuels. Si certains peuvent prétendre à une « CDIsation », ils doivent faire valoir six années de contrats. Impossible pour la plupart. « Personnellement, j’aimerais être en CDI, mais je ne souhaite pas passer le concours, précise William. Je ne sais pas encore si je veux travailler toute ma vie en tant que prof. Mais un CDI, ça aide pour chercher un logement… »
Mathilde hésite encore : « Au début, je ne me voyais pas reprendre deux ans d’études et passer un concours. Maintenant, je sais que le métier me plaît et j’ai envie de continuer. Mais ce concours demande un gros travail de préparation, qui s’ajoute à la charge de travail de mon quotidien de professeure. »Durant ses études, la jeune femme avait songé à ce métier, avant de changer d’avis, douchée par les faibles salaires et les conditions de travail. « C’est peut-être ça, le cœur du problème. »