Rushdie, Gaza et autres barbaries
L’injustice infligée aux Palestiniens, la colonisation de la Cisjordanie, qui s’est intensifiée encore cet été à l’initiative de fanatiques religieux alimente le discours, haineux jusqu’à l’antisémitisme, du régime iranien.
dans l’hebdo N° 1720 Acheter ce numéro
Certains événements agissent comme des tests de l’état du monde. L’agression barbare dont a été victime, le 12 août, l’écrivain Salman Rushdie est de ceux-là. Tandis qu’un éditorialiste d’un journal proche du régime de Téhéran « baisait la main de celui qui avait déchiré le cou de l’apostat », les capitales occidentales manifestaient unanimement leur indignation. Une indignation que l’on partage évidemment. La réalité est parfois manichéenne quand la barbarie s’attaque non seulement à un homme, mais à un principe qui doit être affirmé sans nuances : la liberté artistique, et plus généralement la liberté de penser. Nous sommes, en apparence, à mille lieues de ce fanatisme. Notre dernier « Rushdie » fut le Chevalier de La Barre, lecteur du Dictionnaire philosophique de Voltaire, décapité pour « sacrilège exécrable ». Nous étions en 1766.
Les Versets sataniques, qui ont valu à Rushdie la fatwa de Khomeiny, en 1989, sont une grande œuvre romanesque que l’on a évidemment le droit de critiquer et même de détester, mais qui ne peut justifier, dans le monde des humains, un appel au meurtre. Voilà l’essentiel de ce qui doit être crié et réaffirmé. Cela n’empêche pas de s’interroger sur la sincérité de certaines réactions dans notre monde des apparences. D’abord, un petit souvenir personnel. J’avais été invité en 1990 par Claude Lefort, le fondateur avec Cornelius Castoriadis de Socialisme ou barbarie, à participer à un comité Rushdie, quelques mois après la fatwa. Nous nous réunissions à quelques-uns dans une salle de cours de l’université de Jussieu. Mais j’ai vite réalisé que l’un des membres, Claude Lanzmann, pour ne pas le nommer, avait un autre « agenda », comme on dit pudiquement en termes diplomatiques, et qui était à peu de chose près celui du gouvernement israélien de l’époque. Malaise. Je me suis éclipsé.
J’ai repensé à cet épisode en entendant le Premier ministre israélien, Yaïr Lapid, condamner la tentative d’assassinat contre Rushdie « au nom de nos libertés et de nos valeurs ». Elle prouve, a-t-il encore ajouté, « la brutalité de l’Iran ». Nous étions le 14 août. Sept jours auparavant, l’aviation israélienne, avec le consentement de M. Lapid, avait bombardé Gaza, tuant ce jour-là cinq enfants. L’opération, ignoblement baptisée « Aube naissante », tuera au total 50 personnes, dont 19 mineurs. Dans le même temps, le gouvernement israélien frappait d’interdiction les ONG qui défendent les droits humains dans les territoires palestiniens. On se demande quelles sont donc les « valeurs » invoquées par M. Lapid. Sont-ce vraiment les nôtres ? Le 9 août, une eurodéputée de droite et un politiste allemands ont signé dans Le Monde une tribune dans laquelle ils attribuaient l’initiative de la « plupart des violences actuelles » entre Israël et Gaza au Jihad islamique « financé par l’Iran ». Il est bien vrai que cette organisation est financée par Téhéran. Mais de là à dire qu’elle est à « l’initiative de la violence », quand 2 millions de Gazaouis sont captifs depuis vingt-deux ans d’un blocus inhumain imposé par Israël, qui tue à petit feu quand ce n’est pas sous le feu intense de bombardements périodiques, c’est confondre les causes et les conséquences. C’est oublier aussi que l’injustice infligée aux Palestiniens, la colonisation de la Cisjordanie, qui s’est intensifiée encore cet été à l’initiative de fanatiques religieux (chacun a les siens !), alimente le discours, haineux jusqu’à l’antisémitisme, du régime iranien. Le système des haines réciproques fonctionne d’autant mieux qu’il y a, dans les capitales occidentales, un consensus pour faire silence sur le supplice imposé à Gaza, comme sur l’extension coloniale. Ajoutez à cela l’énorme sottise de Mahmoud Abbas, qui qualifie la réalité du colonialisme israélien d’holocauste, et la confusion est à son comble. On passera plus de temps à réfuter le mot du président palestinien qu’à condamner la politique israélienne.
Mais il n’y a pas qu’Israël. En parjurant les engagements de son pays sur le nucléaire iranien, déchirant un accord que son prédécesseur avait signé et que l’Iran respectait, Donald Trump a fait le jeu des plus durs du régime de Téhéran. Ceux qui applaudissent l’attaque contre Rushdie. Bien entendu, les mollahs iraniens bénéficient surtout d’un soutien de poids. Celui de Vladimir Poutine, dans tous les mauvais coups de l’histoire. Les Syriens en ont fait la terrible expérience. Tout se tient dans ce bas monde. Et l’on n’est pas sûr du tout que le drame de Rushdie n’alimente pas chez nous l’islamophobie et une campagne anti-immigrés qui est à l’ordre du jour. Les choses ne seront pas dites ainsi. C’est affaire de climat. Mais on peut le craindre, au moment où Gérald Darmanin annonce un « grand débat » sur l’immigration, préparant pour octobre un nouveau texte destiné à durcir les conditions d’accueil des immigrés et à faciliter leur expulsion. Retour des thèmes « zemmouriens » en vue d’un nouvel arsenal juridique qui ne déplaira pas à la droite et qui flattera l’extrême droite. En attendant, Emmanuel Macron a reçu sans honte le prince saoudien Mohammed Ben Salman, qui ne vaut pas mieux que ses ennemis iraniens. La « justice » de son pays vient de condamner à trente-quatre ans de prison la militante des droits humains Salma Al-Chehab. Moralité ou « immoralité » : trop de dirigeants pensent moins au sort de Salman Rushdie qu’à l’usage qu’ils pourront faire de cet épisode monstrueux.
Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.
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