Sous le béton

Ana Penyas métisse dessin et photo pour documenter avec finesse le tourisme de masse et l’exode rural en Espagne.

Marion Dumand  • 24 août 2022 abonnés
Sous le béton

À tous ceux qui ont dû quitter leur région et à tous ceux qui ne reconnaissent plus leur terre. » Ana Penyas attaque fort, dès la dédicace. En une courte phrase, cette auteure espagnole rend hommage à celles et ceux que la « modernité » capitaliste, l’exode rural, le tourisme de masse et la gentrification ont dépossédés. Oui, sa bande dessinée évoque plus précisément les tours de béton de la Costa del Sol de 1964 à 2019, mais Sous le soleil porte bien son nom car peu de territoires et d’histoires échappent à cette logique. À cette politique portée par une foule qui se réclame de l’apolitique.

Sous le soleil, Ana Penyas, Actes Sud, coll. « L’An 2 », 160 pages, 24 euros.

Deux doubles pages juxtaposent ce faux paradoxe : l’extrait d’À vous l’Espagne, un guide édité par le sous-secrétariat au tourisme en 1964, sous Franco donc, et des arrêts sur image du documentaire I Am Curious (Yellow), de 1967, où, interrogés sur la dictature franquiste, des touristes suédois entonnent un refrain bien connu : « Je ne parle pas de politique quand je suis en vacances. » Ben voyons !

Films, photos, générique télévisé, affiches publicitaires… Sous le soleil se nourrit de ces mémoires visuelles, les incorpore dans la narration, clôt souvent les épisodes chronologiques (1969, 1996, 2000, 2006, 2017, 2019) par une double page documentaire. Même les cases se construisent grâce à un mélange presque permanent de dessin et de photo. Un mélange bluffant, sans heurts ni – exploit ! – réalisme : la texture des crayons de couleur rejoint celle, pleine de poussière, des photo­graphies. Le crayon leur monte dessus, redessine un œil, colle un personnage, imagine le hors-champ. Juxtapose les mondes : la barque des pêcheurs et le parasol du touriste, la vieille paysanne au milieu d’un quartier pauvre avec toxicomanes et prostituées, un couple d’amoureux dans une résidence en construction.

Résistances

Car oui, ça se mêle, se transmet, se détruit, s’échappe : village où « il ne reste que la terre à manger », travail précaire dans le bâtiment ou le tourisme, pauvreté et ascension sociale. Le tout en trois générations. Et quelques regards étrangers. Tout est fluide, tout converge vers ce grand merdier, comme s’il avait toujours été là, tant il a écrasé, à grands coups de béton et de fric.

Pourtant, il y a quelques résistances. Des entêtés qui ne souhaitent pas vendre mais sont vendus à leur mort. Des associations qui bombent de slogans anti-expropriation les murs qui tomberont le lendemain. Et même « des jeunes cagoulés [qui] attaquent un bus touristique à Barcelone et avec des fusées de détresse à Palma » en 2017. 

Il y a aussi les initiatives institutionnelles qui essaient de pallier le problème et qui ne font que l’aggraver en attirant les promoteurs. Sans oublier, entre résistance et avant-garde gentrifiante, l’arrivée d’acteurs culturels et artistiques. En une fameuse ironie, Ana Penyas imagine ainsi la Galerie Muxaxas et son exposition « Souvenir », où « les objets de l’univers domestique, à l’instar des personnes avec lesquelles ils partagent un cadre de vie, parlent à la première personne de façon silencieuse, composant de la sorte un paysage collectif d’archéologie sociale ». Et ne sont-ce pas là les fils qui tissent cette bande dessinée ? De son soleil, Ana Penyas n’est pas dupe.

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