Trognes des années 1920
Le Centre Pompidou fait la part belle aux photos d’August Sander de la société allemande.
dans l’hebdo N° 1720 Acheter ce numéro
Portraits pur jus. Paysans, famille ouvrière, enfants de la classe prolétaire rurale, communiante, philosophe, orchestre de paysans, intellectuel du prolétariat, compositeur, jeune fiancée, aviateur… Dès les années 1910, August Sander (1876-1964) s’emploie à photographier rigoureusement la société allemande. Des personnes issues de classes sociales différentes, toutes vues de manière frontale, dans la neutralité d’un fond, loin du folklore, dans la retenue, la gravité, un éclairage qui détache les ombres et permet d’insister sur le relief des visages. Des hommes et des femmes que leurs vêtements, leur environnement et leurs attributs permettent d’identifier comme témoins de leur époque devant un sismographe de son temps derrière l’objectif.
Voilà qui offre une documentation unique de la société allemande, se passant de mots pour entrer directement dans la fleur des nerfs, se placer dans une perspective scientifique. Pas de légende mais seulement la profession. Pour Sander, la photographie se veut documentaire, à l’affût du détail. Sans artifice, sans empathie pour ses modèles. Il s’agit de restituer avec un maximum de lisibilité.
August Sander n’est déjà pas un perdreau de l’année. Fils de mineur, il suit les traces de son père. Au fond de la mine, chargé de transporter le matériel d’un photographe, il croise le rapport à l’image. Il suffit d’un coup d’œil pour basculer dans une nouvelle réalité. Il en fera son métier, c’est décidé. À Trèves, lors de son service militaire, il travaille pour le photographe Georg Jung, puis il voyage en qualité d’assistant photographe entre Berlin, Magdebourg, Leipzig et Dresde, avant de s’installer à Cologne. Cette galerie de portraits sera l’objet d’une publication (préfacée par Alfred Döblin), en 1929, sous le titre Visage d’une époque, formant une épopée rurale et urbaine dans une société en mutation.
Effervescence artistique sous Weimar
Le succès rencontré encourage un travail d’une autre ampleur, Hommes du XXe siècle, vaste fresque, où se croisent encore paysans, artisans, saltimbanques, femmes, militaires, manuel et intellectuel, employé de banque, greffier, herboriste, technicien, politique, libraire et mendiant, leader communiste, ecclésiastique et inventeur, personnel de maison, boxeurs, bûcheron, étudiant du corps d’armée… C’est la part belle exposée au Centre Pompidou (1), à Paris, éclectique et foisonnante, avec près de 900 documents.
En contrepoint des images de Sander, une palette d’œuvres qui dit l’effervescence artistique de l’Allemagne sous la République de Weimar (1918-1933), en dialogue avec tous les arts de l’époque, puisant dans l’architecture, l’affiche, le design, le théâtre, l’image animée, les arts décoratifs, la littérature et la musique. Des œuvres de Brecht, Raoul Hausmann, Marcellus Schiffer, Albert Birkle, Gert Henrich Wollheim, Hannah Höch, Carl Sternheim, des huiles d’Otto Dix et Georg Grosz aux compositions musclées, des dessins pour décor d’opéra. On appellera ça la « Neue Sachlichkeit », la Nouvelle Objectivité. Le parcours dresse ainsi le panorama d’un mouvement artistique – un double parcours avec une exposition thématique sur un courant d’art historique d’une part, un projet monographique sur l’un des plus influents photographes du XXe siècle d’autre part.
Pour August Sander, s’il s’agissait de brosser un « portrait physionomiste de l’époque, voir les choses telles qu’elles sont et non telles qu’elles devraient ou pourraient être », son idée fixe ne plaira pas aux nationaux-socialistes, saisissant et détruisant l’ouvrage Visage d’une époque, en 1936. Forcément, puisqu’il met sur le même plan tous les individus. Dans le travail de Sander, il n’y a pas de race inférieure ou supérieure. L’idée étant de décrire une société dans l’inégalité.
(1) L’exposition se prolonge par une autre qui rend hommage au portraitiste à travers une centaine de tirages : « Voir, observer et penser », Fondation Henri-Cartier-Bresson, Paris, du 9 septembre au 20 décembre.