« Un État de droit en Afghanistan, c’est parfaitement possible »

Nilob Mobarez, ancienne dirigeante du Croissant-Rouge afghan, a choisi de rester à Kaboul pour lutter, avec la société civile, contre l’exclusion des femmes et le retour de la guerre.

Patrick Piro  • 23 août 2022 abonnés
« Un État de droit en Afghanistan, c’est parfaitement possible »
© Photo : Manifestation de femmes à Kaboul aux cris de « pain, travail et liberté », le 13 août 2022. (NAVA JAMSHIDI / GETTY IMAGES EUROPE / GETTY IMAGES VIA AFP)

Elle aurait eu d’excellentes raisons de fuir l’Afghanistan, mais Nilab Mobarez a choisi de rester à Kaboul après que la capitale est tombée aux mains des talibans il y a un an, le 15 août 2021. Femme de pouvoir, chirurgienne et administratrice publique, elle était alors présidente du Croissant-Rouge afghan, après avoir été porte-parole des Nations unies en Afghanistan pendant huit ans, également cofondatrice de l’hôpital French Medical Institute for Mothers and Children avec l’association humanitaire La Chaîne de l’espoir.

La mort à petit feu pour les Afghanes

C’est un rapport glaçant qu’Amnesty International a rendu public début juillet. L’organisation de défense des droits humains a recueilli une centaine de témoignages durant la première année du nouveau régime taliban, dans diverses régions d’Afghanistan, pour rendre compte de la situation des filles et des femmes. Que l’une d’elles résume ainsi : « C’est la mort à petit feu. » L’une des restrictions les plus répercutées est l’interdiction pour les filles de fréquenter l’école secondaire, alors que les talibans avaient affirmé qu’ils n’en feraient rien. Cependant, c’est un système complet de règles qui réduit les droits des femmes dans de nombreux domaines. Interdiction d’occuper des postes à responsabilité dans l’administration et parfois dans le privé (en dehors de la santé et de l’éducation), encadrement strict et conditions dégradées pour l’accès à l’université, obligation de circuler le corps couvert et, pour les jeunes femmes, d’être accompagnées par un chaperon mâle sous peine de détention (avec mauvais traitements parfois) pour « corruption morale », injonctions à rester chez elles sauf obligation, etc. Les talibans ont fermé les centres d’accueil dédiés aux femmes victimes de violence, qui se retrouvent dans des situations désespérées. Par ailleurs, la situation économique alarmante a encore accentué le phénomène de mariage forcé que subissent les fillettes, pourvoyeuses de dot pour les familles dans le besoin. Le constat global d’Amnesty International est recoupé par d’autres canaux. Fin mai, le rapporteur spécial de l’ONU pour les droits humains s’alarmait de voir émerger « une société régie par la peur » sous l’effet d’une politique de contrôle absolu affectant largement les droits humains.

P. P.

Une semaine après la prise de Kaboul, Nilab Mobarez est suspendue de ses fonctions et remplacée. Pour les talibans, à part dans le secteur de la santé, une femme ne doit pas occuper de fonction officielle au-dessus du troisième échelon de fonctionnaires, explique-t-elle. Attentive à l’impact de sa parole, elle l’ajuste aux limites des espaces possibles dans l’Afghanistan d’aujourd’hui.

Votre exposition publique et vos liens avec des organisations occidentales vous plaçaient dans le collimateur des talibans. Pourquoi êtes-vous restée à Kaboul ?

Nilab Mobarez : Parce que partir, ça voulait dire laisser casser tout ce que nous avions construit. J’ai pensé pouvoir être utile, même en ayant perdu mon emploi. Rester, c’est déjà une résistance passive. J’ai déjà vécu la condition de réfugiée, en France, entre 1989 et 2001, et je sais d’expérience combien on peut alors vivre « à côté » de son pays pendant ces années-là. Quand je sors à Kaboul, les gens me reconnaissent. Les femmes, mais aussi des hommes, me disent que ça leur donne de la force.

En tant que femme, comment vivez-vous aujourd’hui à Kaboul ?

Je n’ai jamais été menacée, je n’ai jamais reçu d’instruction verbale pour me tenir tranquille. Les talibans me respectent et, d’après mes collègues, ils disent même du bien de ma gestion du Croissant-Rouge. Et il n’y a personne devant chez moi pour me surveiller.

En revanche, je subis la même chose que les autres. Les femmes sont exclues : je suis exclue. Quand ils ont fouillé toutes les maisons de Kaboul, ils ont aussi fouillé la mienne. Je circule dans la rue avec le hijab, ce foulard qui couvre les cheveux et est préconisé par l’islam, comme presque toutes les femmes à Kaboul. 

Beaucoup portent le manteau pour dissimuler qu’en dessous elles portent un jean et un t-shirt, par exemple. C’est une tactique très répandue.

Dans la capitale, à tout le moins, très peu de femmes portent le niqab (tchadri ou burka), qui ne laisse paraître que les yeux. En tout cas, il s’agit de leur choix, ce n’est pas une obligation des talibans. Quant au manteau, beaucoup le portent pour dissimuler qu’en dessous elles portent un jean et un t-shirt, par exemple. C’est une tactique très répandue.

Existe-t-il une forme de débat public sur la situation des femmes ?

Récemment, j’étais en consultation chez un ophtalmologue en même temps qu’un taliban et nous avons conversé. Le médecin, réputé et respecté, lui a expliqué qu’il avait conscience de l’utilité de sa présence en Afghanistan, mais qu’il ne supportait pas que ses filles soient privées d’école. Aussi, il a prié le taliban de faire savoir au gouvernement qu’il comptait partir, à brève échéance, si cette situation perdurait. Il n’est pas le seul, beaucoup de cadres prennent le même chemin. Et le taliban nous a dit… qu’il était d’accord, qu’il allait faire passer le message du médecin, démarche que j’ai également appuyée.

Que des dignitaires religieux se permettent de tels propos montre que le débat est vif.

Cette discussion aurait été parfaitement impossible dans les années 1990. Aujourd’hui, nous savons que ce genre de débat a cours chez les talibans. Récemment, à Khost, dans le sud-est du pays, des oulémas ont tenu une réunion publique au cours de laquelle ils ont demandé la réouverture des écoles secondaires aux filles. Que des dignitaires religieux se permettent de tels propos montre que le débat est vif.

Les femmes ne subissent pas, de la part des religieux, des contraintes aussi restrictives que dans les années 1990. Vous semblez même induire qu’il existe un flou qui leur permettrait de les atténuer. Le dernier rapport d’Amnesty International est cependant sans ambiguïté (lire encadré).

Je me contente de vous raconter ce que je vis. Que les femmes sont exclues, c’est une vérité. Même si c’est moins le cas dans le secteur privé, où elles peuvent travailler plus librement. J’ai une amie qui préside plusieurs sociétés commerciales, de façon normale. À la banque, je vois de nombreuses femmes comptables, etc. Cependant, la question de l’âge joue fortement, les femmes en âge d’avoir un enfant sont la catégorie qui concentre le plus de contraintes de la part des talibans.

Aussi, je n’induis absolument pas que le rapport d’Amnesty International soit exagéré. C’est un travail très crédible, et il est possible que même à Kaboul des choses se passent telles que décrites dans ce document. Fin mai, le rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits humains en Afghanistan tenait d’ailleurs des propos très durs et concordants sur la situation subie par les femmes.

Pour ma part, et celle d’autres femmes proches, nous parlons mais nous restons attentives à la portée de nos propos. Nous pratiquons une forme d’autocensure afin de rester dans les limites de ce que les talibans pourront accepter. Sur les réseaux sociaux, il y a une campagne active en faveur de l’éducation des filles. Nous l’alimentons régulièrement, environ tous les deux jours en ce qui me concerne.

Mais n’est-ce pas considéré comme de la résistance aux talibans, qu’ils considèrent comme une ligne rouge ?

Oui, mais, dans ce cas, nous tirons parti du débat qui existe en leur sein, où ils sont nombreux à penser comme nous. Sur mon compte Twitter, j’ai été jusqu’à dire que la situation faite aux filles était une honte : je n’ai jamais été inquiétée. Voilà exactement le genre de choses que l’on peut faire en restant dans le pays.

« Catastrophique » : l’adjectif est régulièrement décliné pour qualifier l’état humanitaire, économique… Le pays est-il au bord du gouffre ?

Personnellement, je m’attendais à un effondrement économique dans les trois mois qui ont suivi la prise de pouvoir des -talibans. Un an après, la situation est très précaire, bien sûr, mais on n’en est pas à une telle extrémité. Et la fragilisation provient tout d’abord des sanctions établies contre les talibans par les États-Unis, qui bloquent 9,5 milliards de dollars d’avoirs de la Banque centrale d’Afghanistan, ce qui affecte la monnaie afghane, crée un déficit de liquidités et alimente l’inflation.

Qui a été sanctionné par les blocages des États-Unis ? Ce sont avant tout les Afghans.

De plus, les États-Unis sanctionnent des transactions bancaires de l’Afghanistan, bloquent les aides au développement pour l’Afghanistan et les contrats, même quand ils étaient déjà signés avant le 15 août 2021. Des secteurs entiers, comme le bâtiment, se sont effondrés. Des milliers de projets ont été stoppés, quelque 700 000 personnes ont perdu leur travail, et la moitié de la population a besoin d’aide alimentaire, selon les agences de l’ONU. Qui a été sanctionné par ces blocages ? Ce sont avant tout les Afghans.

Cependant, la chute de la monnaie a été en partie contrôlée. L’aide humanitaire délivrée par l’ONU parvient en Afghanistan, et les talibans ont limité la fuite des liquidités en restreignant fortement les retraits d’argent. Et, surtout, la corruption est relativement sous contrôle. La plupart des corrompus, qui étaient protégés auparavant, ont fui le pays avec des millions de dollars volés – notamment vers les États-Unis et l’Europe ! Les chefs de guerre ont été mis au pas, le racket des commerçants – par les élus et leur famille, parfois – a beaucoup reculé. Les talibans ont repris le contrôle des douanes et ils collectent beaucoup plus de revenus pour les caisses de l’État que cela n’a été le cas avec la République au cours des vingt dernières années. Ils ont aussi créé de nouvelles ressources fiscales.

Ainsi, l’économie n’est pas complètement tombée. Les fonctionnaires sont à peu près payés, le secteur de la santé est soutenu par les dons internationaux gérés par l’ONU ainsi que par le Comité international de la Croix-Rouge. En revanche, il y a très peu de transparence dans la gestion des talibans. La Constitution est suspendue, il n’y a pas d’Assemblée nationale. Dans la rue, j’entends les gens qui me disent : les talibans, on les aime parce qu’ils ont mis fin à la corruption, mais on ne les aime pas parce qu’ils interdisent à nos filles d’aller à l’école et qu’ils ne disent pas ce qu’ils font avec l’argent des douanes et des mines.

© Politis
Photo : un soldat taliban à un check-point à Kaboul (BENJAMIN GUILLOT-MOUEIX / HANS LUCAS / HANS LUCAS VIA AFP).

La culture du pavot a longtemps compensé la défaillance de l’économie légale, assurant un minimum de revenus aux populations paysannes pauvres. Dans les années 1990, les talibans l’avaient interdite… avant de la contrôler pour leur profit. Qu’en est-il en 2022 ?

L’émir al-mouminin, le « commandeur des croyants », a émis une interdiction très claire : plus de culture du pavot. Et la communauté internationale en fait une condition préalable pour envisager d’octroyer son aide. Nous verrons à l’usage, car de grandes quantités d’opium sont encore stockées, invendues. Cependant, avec le recul de la corruption, les talibans ont aujourd’hui accès à tous les revenus de l’État, ce qui relativise la nécessité d’avoir accès à l’argent du pavot.

Le défaut de légitimité internationale du gouvernement taliban, qui n’est reconnu par aucun pays, a tari les circuits de l’aide. Comment débloquer la situation ?

Encore faudrait-il que ce gouvernement soit d’abord reconnu par les Afghans ! Pour cela, il faudrait constituer une Loya Jirga (1) vraiment représentative. Je réfléchis à des modalités pour y parvenir, au titre de mon engagement dans la société civile. Devraient y apparaître les groupes sociaux qui en sont exclus : mouvements politiques, familles -ethniques – et les femmes, bien sûr. Des bases élargies, mais pas jusqu’aux anciennes autorités corrompues.

Cette Loya Jirga constituerait un noyau de légitimité provisoire, notamment vis-à-vis de la communauté internationale, qui pourrait tenir une conférence sur le sujet avant que le pays aille vers des élections d’ici à deux ou trois ans. Je suis opposée à une modalité de transition, pratiquée dans d’autres circonstances, consistant en ce qu’une instance internationale compose de l’extérieur une liste de personnalités négociée avec les talibans.

Je professe un double message : non à l’exclusion, à l’adresse des talibans, et non à la guerre, à l’adresse des groupes de résistance armés et des profiteurs de conflits.

Vous professez une forme d’optimisme. Croyez-vous en la possibilité d’une évolution en douceur de la situation, à base de compromis ?

Vous savez, ici, rien n’est impossible. Nous avions un État, mais il était corrompu et personne ne voulait éliminer les corrompus, y compris les États-Unis et l’Otan. Et puis cet État s’est évaporé, avec l’approbation des États-Unis, qui ont quitté le pays précipitamment.

D’un point de vue tactique, la société civile, qui n’est pas forte en Afghanistan, doit agir très prudemment. Il faut cependant mettre beaucoup de pression sur le régime, pour éviter que les éléments les plus radicaux ne l’emportent sur les plus modérés et nous conduisent à une exclusion durable de nombreux groupes sociaux, au profit d’une oppression religieuse.

Nous parviennent quelques signes encourageants. L’ONU, qui ne s’est guère montrée attentive à la société civile afghane depuis un an, vient de nommer un nouveau représentant, qui aura mandat pour parler à toutes les parties prenantes, y compris les talibans. Le représentant de l’Union européenne pour l’Afghanistan a récemment insisté sur la nécessité de mettre la société civile en capacité d’agir. Aller vers un État de droit en Afghanistan, c’est parfaitement possible.

Les États-Unis affirment qu’ils viennent d’éliminer le plus haut dignitaire d’Al-Qaida, réfugié dans Kaboul même. Redoutez-vous une recrudescence de la violence armée dans le pays ?

Ça fait quarante-trois ans que le pays est en guerre, des milliers de personnes sont mortes. Le sang des Afghans n’était vraiment pas cher. À quoi cela a-t-il servi ? Les Afghans en ont ras le bol ! En 2020, les États-Unis ont signé l’accord de paix de Doha avec les talibans, en échange de leur retrait du pays. La République a disparu et nous nous sommes retrouvés à devoir gérer l’animosité qui perdure entre les groupes à l’intérieur du pays. Le retour des groupes armés étrangers serait une catastrophe !

Alors c’est à nous, société civile, d’empêcher le retour de la guerre. Pour ma part, je professe un double message : non à l’exclusion, à l’adresse des talibans, et non à la guerre, à l’adresse des groupes de résistance armés et des profiteurs de conflits. C’est une position largement partagée dans le pays.


(1) « Grande assemblée », existant depuis des siècles, qui se réunit pour prendre des décisions importantes concernant tout le peuple. Autrefois exclusivement masculine, elle a été féminisée à 30 % pendant la République.

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