Chez les ultra-riches, « l’exploitation dorée » des domestiques
Dans Servir les riches, la sociologue Alizée Delpierre offre une plongée vertigineuse et immersive dans la réalité de celles et ceux qui travaillent au domicile des plus aisés.
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On ne les voit pas. On ne les entend pas. On pensait la pratique d’un autre temps. Et pourtant ils sont encore plusieurs milliers, derrière les portes d’immenses villas, de châteaux et d’hôtels particuliers à travailler au service des plus riches de notre société : gouvernantes, majordomes, bonnes à tout faire, nannies…
Servir les riches. Les domestiques chez les grandes fortunes, Alizée Delpierre, La Découverte, collection « L’envers des faits », 220 pages, 20 euros.
Dans Servir les riches, la sociologue Alizée Delpierre (voir photo) ouvre les portes de ces résidences que l’on admire souvent de la rue pour nous dévoiler le quotidien de ces travailleurs – majoritairement des travailleuses – qui répondent à tous les désirs des plus aisés, aristocrates historiques ou nouveaux riches, banquiers d’affaires ou traders.
Et la visite de ce monde est vertigineuse tant le matériau récolté par l’auteure est important : près d’un an et demi d’observation participante en tant que nanny et aide-cuisinière chez deux familles fortunées, des entretiens avec 123 grandes fortunes et 86 domestiques de différentes professions, de la gouvernante à la bonne à tout faire en passant par le cuisinier.
Immersion totale « derrière les balustrades dorées »
Cette accumulation de matériel permet une immersion totale « derrière les balustrades dorées », au plus près des relations de travail et de domination entre patrons et employés. Au plus près, aussi, des relations de l’intime. La plupart des domestiques interrogés sont logés chez leur patron ou à proximité, et travaillent pour eux pendant plusieurs années. L’auteure livre une analyse très fine de ces relations, à rebours des fantasmes cultivés par nombre d’œuvres culturelles (Le film Parasite, par exemple).
Le premier chapitre s’ouvre ainsi sur l’exemple de Marius, majordome d’un PDG du CAC 40, qui gagne 12 000 euros par mois et est désormais propriétaire d’un appartement à New York. Les clichés sont ici très lointains. Si le cas de Marius demeure extrême, « il est courant de gagner entre 2 000 et 3 500 euros », poursuit l’auteure, qui explique aussi que « les domestiques bénéficient presque systématiquement d’avantages en nature » comme un logement ou des cadeaux de luxe.
Peu ou pas de repos, des horaires à rallonge, une disponibilité de tous les instants, des contrats de travail souvent inexistants et un contrôle presque total sur les corps…
Pourtant, malgré cet aspect faste, la réalité quotidienne décrite est moins enviable. Peu ou pas de repos, des horaires à rallonge (plusieurs domestiques commencent dès 7 heures et travaillent jusqu’à 23 heures ou minuit), une disponibilité de tous les instants, des contrats de travail souvent inexistants et un contrôle presque total sur les corps – leur forme, la couleur de la peau, le sexe –, les critères de recrutement correspondant souvent à une représentation archétypale.
L’auteure rappelle également que ces métiers sont « parmi les plus exposés aux accidents du travail et aux troubles musculosquelettiques ». En témoigne l’histoire de Maria-Celesta, une domestique colombienne qui a servi pendant plus de quarante ans dans le huitième arrondissement parisien, trimant jusqu’à se faire amputer une jambe. Avant que Marie-Celesta ne lui annonce cette opération, son patron n’avait pas remarqué que sa jambe était paralysée depuis plusieurs mois…
Le « besoin » de disposer de domestiques
Les situations décrites dans ce livre interrogent parfois et indignent souvent. Pour expliquer cette ambivalence, Alizée Delpierre développe le concept d’« exploitation dorée », qu’elle résume ainsi : « Ce que les riches font au cœur de leur domicile est le reflet d’un système libéral et capitaliste contemporain qui assoit les inégalités sociales, raciales et sexuées sous couvert d’une réussite et d’une liberté individuelles illusoires. »
Cet ouvrage démontre aussi parfaitement le « besoin » (car c’est de ça qu’il s’agit) pour les ultra-riches de disposer de domestiques. À la fois comme critère de distinction (plus on en emploie, plus on est puissant) et comme nécessité pour conserver leur position sociale dans la société. « En déléguant les tâches domestiques et parentales, les grandes fortunes dégagent du temps pour se consacrer à leur travail, ainsi qu’à leurs loisirs et à leurs relations sociales. Employer des domestiques n’est pas qu’une affaire de “petit confort” ou de “caprice de riche” : il s’agit en fait d’une condition de la domination économique, sociale, culturelle et symbolique », souligne l’auteure.
L’emploi de domestiques apparaît comme un privilège réservé aux ultra-riches sans qu’aucun contrôle ou presque ne vienne l’entraver.
L’attitude de la puissance publique est également questionnée. À l’instar de la polémique récente sur les jets privés, l’emploi de domestiques apparaît ici comme un privilège réservé aux ultra-riches sans qu’aucun contrôle ou presque ne vienne l’entraver. « L’inspection du travail ne se rend pas au domicile des particuliers pour vérifier la situation des personnes qui y sont employées », explique la sociologue. Les logiques de domination et d’emprise associées à la précarité de ces personnels rendent également difficile tout signalement. L’exploitation dorée peut alors s’exercer dans l’intimité des logements. En toute impunité.
Photo Alizée Delpierre : Éditions La Découverte/DR.