Élections au Brésil : à Recife, le peuple des champs nourrit les quartiers

Distributions alimentaires, formations en santé, potagers… Depuis la crise du covid, le Mouvement des sans-terre a aidé des milliers de personnes, organisant un véritable service public de substitution.

Patrick Piro  • 20 septembre 2022 abonnés
Élections au Brésil : à Recife, le peuple des champs nourrit les quartiers
© Production d’aliments de la colonie du MST, à Moreno, pour les cantines solidaires de Recife. (Photo : Patrick Piro.)

La rue pavée s’arrondit autour de la place Dom Vital, et la basilique de la Penha dévoile sa façade rosée au plein soleil de la mi-journée. « Je n’avais encore jamais osé venir jusqu’ici », confesse Lígia Galvão. Certes, il n’y a pas moyen de garer sa voiture. Mais, surtout, une des populations de rue les plus cabossées de Recife, la capitale de l’État du Pernambouc, vit là.

En dépit de sa boule au ventre, Lígia, psycho-logue à la retraite, tient à remplir sa « mission ». Le hayon à peine levé, une petite foule se presse à l’arrière du véhicule, où Lígia a commencé à distribuer des boîtes repas. L’humeur, bon enfant, contraste avec la misère. Une toute jeune fille s’accroche au flacon de colle qu’elle sniffe. Une femme enceinte, édentée, négocie une seconde boîte.

Lígia résiste. « Il y a toujours une bonne raison, les gens ont faim. Mais c’est quelqu’un d’autre qui n’aura rien aujourd’hui. Il y a tellement de besoins… » Elle connaît son monde. Réfugiée jour et nuit sur le parvis de la bibliothèque publique de l’État du Pernambouc, une jeune femme attend sa boîte. Quelques mots gentils sont échangés. Pont de la rue Velha, c’est un jeune homme qui survit en vendant des bouteilles d’eau au feu de signalisation. Fin de la tournée du jour.

© Politis
La cantine solidaire du quartier des Miracles, à Recife, tenue par Vinha Lins, une habitante. (Photo : Patrick Piro.)

Elle a commencé à quelques centaines de mètres de là, au début de l’après-midi, dans le quartier São Antônio, à l’embouchure du fleuve Capibaribe, aux alentours de l’Armazém do Campo. Ce « Magasin des champs » est l’un des points de vente du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) de l’État du Pernambouc, approvisionné par la production des parcelles qui leur ont été attribuées à la suite de la désappropriation de grands territoires dont leurs propriétaires ne faisaient rien. Le cœur de l’Armazém do Campo bat désormais au rythme de sa cuisine solidaire, qui a concocté quelque 300 boîtes repas dans la matinée.

Explosion de la misère

Sous les arcades et les porches, il est fréquent de voir des hommes affalés sur un bout de carton, plongés dans un sommeil cataleptique indifférent aux trépidations diurnes de la ville. Recife, Rio de Janeiro, São Paulo… Si cette misère urbaine est habituelle, au Brésil, elle a explosé depuis une demi-décennie, et particulièrement avec la pandémie de covid, témoignent les intervenant·es de première ligne.

Leandro Patrício, directeur de l’école Emmaüs dans le quartier Dois Unidos, l’un des plus pauvres de Recife, a vu au marché des étals vendre au détail des os et de la peau de poulet, « parce que les pauvres ne peuvent même plus se payer les bas morceaux. Les élèves que nous formons, de familles modestes, ont parfois des malaises en cours, car ils sont venus à pied, le ventre vide, pour économiser le bus ».

Quand la pandémie a déferlé, début 2020, toute l’équipe du MST s’est mise à l’abri, confinée, raconte Paulo Mansan, coordinateur du mouvement dans le Pernambouc. « Puis nous avons eu le courage de sortir. La faim frappait partout, il fallait faire quelque chose. » La solidarité se manifeste dans de nombreux lieux. Lígia Galvão s’équipe de vastes gamelles et cuisine chez elle, sur ses fonds propres, avec son employée de maison.

C’est très gratifiant de pouvoir aider concrètement. Et puis je participe à des réunions. Avant, je ne m’intéressais pas à la politique.

Elle confectionnera jusqu’à 150 boîtes repas par jour, en partie grâce à des dons de son entourage. Ça dure un an avant qu’elle ne se décide à demander de l’aide à l’Armazém do Campo, débordée. Le MST, mouvement très politisé, ne l’attire pas spontanément, mais il est parvenu à agréger plusieurs initiatives locales, telles ces distributions de pain organisées par des mouvements d’Église qui menaçaient de s’arrêter par crainte de la pandémie. « Ils m’ont insérée dans leur équipe de bénévoles. J’ai été séduite par cette dynamique remarquable. »

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Edvánia da Silva, bénévole à temps plein, est ici comme chez elle depuis des mois. Luis Albuquerque, qui enseigne la gastronomie le soir, a intégré la brigade de cuisine, presque exclusivement féminine. Le fumet d’un ragoût de poulet au cumin s’échappe de son faitout. « C’est important de faire de la bonne cuisine ! » Gisela Andreza, du quartier populaire de Papelão, découpe ce jour-là des légumes. « Je n’osais pas venir, c’est une amie qui m’y a invitée. C’est très gratifiant de pouvoir aider concrètement. Et puis je participe à des réunions. Avant, je ne m’intéressais pas à la politique. » Les élections approchent, et l’Armazém do Campo, par son activité bouillonnante, est devenu le repaire de la gauche locale.

Cuisine solidaire prise d’assaut

Par temps de crise aiguë, les bonnes nouvelles circulent vite. Quelques jours après ses premières distributions alimentaires, en mars 2020, la cuisine solidaire est prise d’assaut par un public chaque jour plus nombreux. « On venait des quartiers éloignés de Recife, et même de l’intérieur de l’État, témoigne Lívia Mello, l’une des coordinatrices des actions du MST. Des personnes dormaient dans la rue pour garantir leur place dans la file le lendemain. »

Certaines exigent même d’être servies quelle que soit l’heure. « On nous a parfois pris pour un service public, rapporte Paulo Mansan. Révélateur… Les pouvoirs publics sont justement l’un des seuls secteurs à ne pas s’être pas montrés très volontaristes pour soutenir notre action. » Des particuliers et des commerçants font des dons, les Églises collaborent, l’université s’implique, tout comme la Fondation Fiocruz, spécialisée en santé publique.

La faim s’est installée, les gens ne veulent pas qu’on s’arrête.

Le MST décide alors d’ouvrir des points de distribution de nourriture dans la ville et de démultiplier les cuisines solidaires pour les personnes à la rue et celles qui n’ont plus de quoi payer aliments et bonbonnes de gaz, tandis que la gestion Bolsonaro s’achève sur une très forte inflation. « Le coût de revient de nos boîtes repas a doublé en deux ans », indique Paulo Mansan.

Des cuisines solidaires ouvrent dans plusieurs villes du Pernambouc – Caruaru, Garanhuns, Petrolina… Recife en compte aujourd’hui dix, réparties dans les zones pauvres de la ville. Vinha Lins tient l’une d’elles dans le quartier Dos Milagres – « des miracles ». Riz, haricots noirs en sauce, saucisses. Dans le réduit qui lui sert de cuisine, elle prépare 300 boîtes repas trois fois par semaine. C’est son fils Álison et sa belle-mère, Maria de Lurdes, qui aident aux gamelles. Une cuisine plus vaste et fonctionnelle est en cours de construction grâce à une donation. « La faim s’est installée, les gens ne veulent pas qu’on s’arrête, constate-t-elle. Et ça s’est encore aggravé avec les récentes inondations, qui ont laissé des familles totalement démunies. »

Jusqu’à 6 000 repas par jour

Rosângela attrape sa boîte. Cette grand-mère qui donne parfois des coups de main à Vinha est sans emploi depuis quatre ans. « J’ai dû arrêter les ménages à cause de mes douleurs », explique-t-elle. Le gouvernement Bolsonaro vient de revaloriser – de 400 à 600 réaux – le pécule mensuel Auxílio Brasil, destiné aux familles très pauvres. « Avec le prix du gaz qui a triplé, c’est ridicule, pour cinq bouches à nourrir », s’indigne Rosângela.

Rosilvaldo de Almeida, un voisin, est une victime de la très forte ubérisation de l’économie brésilienne. Il livrait en carriole les achats des clients d’un supermarché du coin. Autoentrepreneur, il a vu ses revenus tomber à zéro le jour où il a fait une chute de vélo : bras cassé. Plus d’un an après, il n’en a toujours pas retrouvé le plein usage. « J’ai 300 réaux de loyer, la moitié de l’Auxílio Brasil. Sans les repas de Vinha et l’aide de ma famille, je ne m’en sortirais pas. »

Au plus fort des dons, les cuisines solidaires de Recife distribueront jusqu’à 6 000 repas par jour. Le MST, dénigré depuis des années par les politiques de droite et les médias dominants pour ses actions chocs de récupération de terres inutilisées, y a regagné une aura considérable. « La Globo, premier groupe multimédia du continent, nous a déjà consacré 25 sujets. Le mur du mépris s’est lézardé », jubile Paulo Mansan.

C’est une goutte d’eau dans l’océan, la demande est infinie…

À l’instar du MST, plusieurs mouvements sociaux ont mis leurs forces au service des distributions d’aliments, souvent accompagnées de messages politiques sur les causes de la crise, et touchant des centaines de milliers de familles dans le pays. La Coalition noire pour les droits a lancé une campagne nationale, avec achat d’aliments auprès de colonies de production du MST ou de quilombos (1).

Le Mouvement des travailleurs sans toit (MTST), émanation urbaine du MST, a créé une vingtaine de cuisines solidaires dans 11 des 26 États du Brésil. Elles distribuent parfois plus de 300 repas par jour. « Mais c’est une goutte d’eau dans l’océan, la demande est infinie… » soupire Daniel Angelim à São Paulo, coordinateur de cette opération. Et puis les dons ont baissé, le gros de la crise étant passé. « Pourtant, les gens ne perçoivent pas combien elle a laissé de séquelles, les besoins sont toujours considérables », souligne Lívia Mello à Recife.

Urgence alimentaire et organisation populaire

Pour cette raison, le MST ne s’en est pas tenu à la distribution de repas, et le faisceau des actions conjointes qu’il a déployées pour l’occasion est devenu une référence au Brésil. « C’est la plus importante expérience articulant urgence alimentaire et organisation populaire, souligne l’analyste Jorge Pereira, de la Fondation Rosa Luxemburg Brésil. Au point que le mouvement veut le défendre en tant que concept politique, notamment en cas de victoire de Lula à la présidentielle. »

Alors que les foules se pressent à l’Armazém do Campo, et en dépit des précautions sanitaires prises par l’organisation, le risque de propagation du covid-19 est sérieux. « Aussi, dès le mois de mai 2020, nous avons lancé des formations d’agents populaires de santé dans les quartiers », relate Lívia Mello. En quelques mois, c’est un étonnant réseau d’intervenant·es qui se ramifie dans la ville et même au-delà.

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Potager solidaire, à Recife, pour la production d’aliments dans le quartier pauvre de Santa Teresa. (Photo : Patrick Piro.)

Le MST soutient aussi la création de potagers solidaires pour que les familles les plus démunies puissent couvrir une partie de leurs besoins. Quartier Santa Teresa, les religieuses de l’Educandário ont cédé l’exploitation d’un jardin en jachère à un groupe de femmes qui s’appliquent à en achever le défrichage sous le soleil de midi. Bananes, manioc, haricots, gombos, courges, melons… Discussions, rigolades et partage d’un gâteau de maïs. Lurdes Vieiga s’enthousiasme.

Quand on met les mains dans la terre, on oublie tous nos problèmes !

« Quand on met les mains dans la terre, on oublie tous nos problèmes ! » C’est le cas de Cícera Arruda, campagnarde, qui prend plaisir à instruire ses compagnes. « Certaines ne savaient parfois même pas identifier un pied de salade », rapporte Leonardo Pereira, agroécologue du MST, qui accompagne la création des potagers.

Quand le peuple prend soin du peuple

Et puis boucler la boucle. « Nous invitons désormais les habitants des quartiers à donner des coups de main dans nos colonies rurales, où nous avons réservé, dans chacune, un hectare pour la production d’aliments bio (2) destinés aux cantines solidaires », explique Paulo Mansan. Le projet du mouvement émerge pleinement : construire la solidarité entre la ville et ses champs, où il s’est trop souvent senti confiné, isolé des centres où se conquiert le pouvoir.

Depuis 2003 et les années Lula, le MST a tenté d’organiser à plusieurs reprises cette articulation, sans succès franc. La crise de la faim, qui a mis à nu l’inefficacité des autorités et de leur approche assistancialiste, l’a mis en situation d’expérimenter une véritable politique publique de substitution, conforme à sa vision très engagée, de gauche et écologique. « Quand le peuple prend soin du peuple… » résume Paulo Mansan.


(1) Communautés composées de descendant·es d’esclaves noir·es qui avaient fui leurs maîtres portugais, et dont le droit à leur terre, tout comme pour les populations autochtones, est reconnu par la Constitution.

(2) Le MST, converti depuis des années à l’agroécologie, est désigné par l’Institut du riz du Rio Grande do Sul (Irga) comme le plus important producteur de riz bio d’Amérique latine depuis dix ans.

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