Élections au Brésil : les sœurs de Marielle sont prêtes

Bravant la violence politique attisée par Jair Bolsonaro, des dizaines de femmes noires des quartiers pauvres se présentent aux élections, dans le sillage de Marielle Franco, assassinée en 2018. Deuxième volet de notre première série d’articles sur les élections brésiliennes de 2022.

Patrick Piro  • 14 septembre 2022 abonnés
Élections au Brésil : les sœurs de Marielle sont prêtes
© Talíria Petrone et Thaís Ferreira sont candidates à la députation. (Photo : Patrick Piro.)

Leonor Leonídio a teinté ses cheveux et ses lèvres en mauve. Conseil des femmes de Seropédica, a-t-elle écrit sur une grande feuille de couleur. Grand-mère de choc, elle est de toutes les marches féministes, comme celle qui clôt cet « Août lilas », couleur attribuée à ce mois de rencontres et d’activités dédiées à la défense des femmes, face aux injustices économiques et sociales. Et le plus souvent il est question de violence – domestique, urbaine, politique, physique ou psychologique. L. L., des initiales dont Leonor Leonídio est fière : c’est aussi « lutte » et « Lula », deux symboles que brandissent les militant·es de gauche avec le pouce et l’index dans cette campagne présidentielle.

Elles sont près de 200, pour la plupart noires comme elle, réunies ce 31 août au matin sur la place Rui Barbosa à Nova Iguaçu, ville qui fait partie, comme Seropédica, de la ­Baixada fluminense, l’immense banlieue nord de Rio de Janeiro. Ici, ni plage ­nonchalante ni mythique Pain de sucre à l’horizon, c’est la « périphérie », comme elle se désigne, populaire et pauvre, où se pressent près de 4 millions de personnes. Les sinistres milices armées, maîtresses de trafics en tous genres et dont l’emprise s’étend sur plusieurs autorités municipalités locales, alimentent une violence dont les femmes et les jeunes hommes noirs sont les premières victimes.

© Politis

« On ne se taira plus ! », « Toucher à l’une d’entre nous, c’est avoir affaire à nous toutes ! », crie le cortège. Parc Santos-Dumont, parmi la gamme d’activités offerte aux femmes, après la marche, il y avait un atelier d’autodéfense, cet après-midi-là. « Femmes noires et “périphériques”, nous sommes des guerrières », lance Lúcia Gomes. Battue par son mari dans sa jeunesse, elle a eu le courage, alors qu’elle était sans emploi, de le quitter il y a trente-deux ans déjà. « Celui qui oserait aujourd’hui lever la main sur moi, il la perdrait sur-le-champ ! »

Ces femmes sont merveilleuses ! Je vote pour elles, pour qu’elles écrivent une histoire différente pour ce pays, dominé par une élite blanche qui se désintéresse de nos problèmes.

Les élections générales approchent et le choix de Leonor, de Lúcia et de bien des marcheuses est sans surprise : pour la présidence, ce sera un bulletin Lula. Et pour l’assemblée législative de l’État de Rio de Janeiro, l’une des candidates noires issues de la Baixada fluminense. « C’est une espérance, contre la discrimination à l’emploi, contre la violence qui tue le fils de la femme noire, pour la citoyenneté », affirme Leonor, qui énumère les ravages de quatre années de gouvernement bolsonariste. « Comment peut-on parler de citoyenneté en 2022 quand on a à la maison un fils qui a faim, qu’on n’a pas de revenus, un conjoint malade du covid, que son enfant manque l’école faute de matériel scolaire ? »

Le visage de Lúcia Gomes s’éclaire. « Ces femmes sont merveilleuses ! Je vote pour elles, pour qu’elles écrivent une histoire différente pour ce pays, dominé par une élite blanche qui se désintéresse de nos problèmes. »

Rose Cipriano, institutrice spécialisée auprès d’enfants en difficulté à Duque de Caxias, est l’une de celles qui sont sorties des ruelles pauvres de la Baixada. « Il n’y a pas une représentante de la périphérie au sein de l’assemblée de l’État de Rio de Janeiro, c’est l’heure d’élire une députée noire ! » interpelle-t-elle en tractant sur le marché de la ville de Queimados. Elle vise pour la deuxième fois un poste de députée de l’État.

En 2018, c’était en réponse à une sollicitation de son entourage professionnel. « Et puis j’ai perçu l’enjeu spécifique que représentent les difficultés de la femme noire périphérique, socialement minoritaire mais numériquement majoritaire. Elles sont quasi absentes des assemblées, massivement masculines, blanches, hétérosexuelles. Nous voulons nous battre sur des sujets qui y sont marginalisés, mais centraux pour nous, tels que l’éducation, l’antiracisme, les transports. Des sujets sur lesquels les politiques publiques sont régulièrement en faillite sur notre territoire. »

Thèmes nouveaux

Rose Cipriano a adopté le format du « mandat collectif », qui fait florès depuis quelques années au sein de la gauche brésilienne, et particulièrement dans les quartiers défavorisés : la candidate s’affiche comme porte-parole d’un groupe de personnes, issues de la Baixada, qui élaborera les positions qu’elle portera en leur nom. « C’est la continuité de notre pratique militante, particulièrement au sein des mouvements de femmes. »

Donner une visibilité politique à des thèmes nouveaux, portés par des femmes noires : les oreilles non averties auront été servies, ce dimanche ensoleillé dans le parc de Flamengo à Rio de Janeiro. L’oratrice principale, qui présentait son livre, arrive avec plus d’une heure de retard. « Désolée, je me suis écroulée de fatigue… » Enceinte et mère d’une fillette de deux ans, Talíria Petrone évolue de plain-pied dans le sujet de son Diário afetivo de uma maternidade política (« Journal affectif d’une maternité politique »).

La maternité est au cœur de la vie de nos sociétés, et pourtant c’est un angle mort de la politique.

Élue députée fédérale du Parti socialisme et liberté (PSOL) (1) il y a quatre ans, à la tête de son groupe politique au Congrès national et en campagne pour sa réélection, elle vitupère contre un système politique qui n’a que faire des mères. « Ces hommes qui convoquent pour 16 heures une réunion qui ne commencera qu’à 20 heures, qui s’occupe de leurs enfants ? Leur femme, ou même une domestique noire, qui aura dû confier les siens à une voisine… La maternité est au cœur de la vie de nos sociétés, et pourtant c’est un angle mort de la politique. »

À ses côtés, Thaís Ferreira lui tire quelques larmes. À 32 ans, elle a mis le combat des mères au cœur de son engagement. Résumé expressif de son ambition : « Je veux voir mes deux garçons arriver à l’âge adulte… C’est un travail politique, immense et non négociable. » Au Brésil, la probabilité d’être assassiné, par le crime organisé ou la police, est 2,6 fois plus élevée pour un jeune Noir que pour une personne non noire. Conseillère municipale de Rio de Janeiro élue en 2020, Thaís Ferreira mène désormais campagne pour une place au Congrès de Brasília. « Après deux décennies de militance dans les mouvements sociaux, je perçois l’importance d’occuper cet espace politique, même si nous savons que nous serons isolées et que la lutte sera difficile. Mais il y a tellement de besoins, dans nos communautés ! »

Des résultats obtenus de haute lutte

Thaís Ferreira est entrée en politique par la porte du PSOL. C’est Marielle Franco qui l’y a conduite. Les femmes brandissent son portrait, visage rayonnant, alors que les discours s’achèvent, au parc de Flamengo. Marielle Franco, génitrice politique de cette génération de candidates, référence symbolique désormais ancrée dans les gènes de tous les mouvements de gauche au Brésil. Conseillère municipale de Rio de Janeiro, noire, issue de la favela de la Maré, lesbienne, elle est assassinée dans sa voiture le 14 mars 2018, ainsi que son chauffeur, Anderson Gomes, à la sortie d’une réunion.

Elle enquêtait sur les crimes de la police fédérale dans les favelas. Des ramifications de l’enquête, enlisée, conduisent à des proches de Jair Bolsonaro. Luciene Lacerda, psychologue et spécialiste des questions noires, rappelle un fait peu mentionné : Marielle Franco « était sur le point d’annoncer sa candidature pour être vice-gouverneure de l’État de Rio de Janeiro. L’arrivée à un poste aussi important d’une telle femme représentait une vraie menace pour les intérêts en place ».

Trois de ses assistantes, femmes noires, ont relevé le flambeau de Marielle, élues à l’assemblée législative de l’État : Dani Monteiro, Mônica Francisco, ainsi que Renata Souza, qui vise sa réélection. Celle-ci récuse l’idée reçue que les femmes soient condamnées à seulement occuper le terrain. « Ce n’est pas facile, mais nous avons obtenu quelques résultats, comme la loi Ágatha, qui impose une priorité d’investigation judiciaire en cas d’assassinat d’enfants, ou encore le vote d’une enveloppe de 20 millions de réaux (2) pour un programme covid dans les favelas, qui a servi à 125 000 personnes. »

L’arrivée de Bolsonaro au pouvoir a donné une sorte de permis de détester aux racistes, aux ­misogynes et aux homophobes.

Renata Souza s’est aussi battue pour la reconnaissance des violences obstétricales envers les mères noires, « réputées peu sensibles aux douleurs de l’accouchement – un mythe ! ». Deux députés blancs l’interpellent un jour sur son engagement. « Je leur ai retourné la question : “Pour quelle raison ces atteintes, qui touchent 25 % des femmes noires en milieu rural, n’ont jamais intéressé les élus que vous êtes ?” »

Des menaces de mort et des violences, physiques, psychologiques et politiques, toutes ces femmes en ont été victimes. Ce qui a poussé plusieurs élues brésiliennes de premier rang, comme Áurea Carolina, Manuela d’Ávila ou Erica Malunguinho, à jeter l’éponge, en 2022. « Ce n’est pas d’aujourd’hui, mais l’arrivée de Bolsonaro au pouvoir a donné une sorte de permis de détester aux racistes, aux ­misogynes et aux homophobes, constate Luciene Lacerda. Le taux de féminicides a connu un record au début de son mandat. »

Une justice négligente envers les femmes noires

Thaís Ferreira a vu pointée sur elle l’arme d’un flic véreux prêt à la tuer si elle ne mettait pas fin à ses dénonciations contre les exactions commises contre les vendeuses et les vendeurs à la sauvette. Talíria Petrone et Renata Souza ne circulent qu’avec une escorte en civil. Rose Cipriano, comme les autres, a été dotée d’une voiture blindée.

Femmes noires, nous souffrons, nous sommes vulnérabilisées, dans la peur constante de la rue. Pourtant, il faut continuer.

Renata Souza, et elle n’est pas la seule, a dû déménager à deux reprises, notamment parce que des bolsonaristes ont fait circuler son adresse privée sur les réseaux sociaux. « Ce niveau d’atteinte à notre intégrité, les hommes politiques ne le subissent pas. Et la justice est très négligente à notre endroit. » Elle a été déboutée de ses plaintes. « Justification : “Vous êtes une personne publique !” Femmes noires, nous souffrons, nous sommes vulnérabilisées, dans la peur constante de la rue. Pourtant, il faut continuer, sans aucune hésitation. D’autres étaient là avant moi, d’autres viendront après. »

Nous sommes prêtes – « Estamos prontas » –, affirme l’Institut Marielle-Franco. Créée après l’assassinat de la jeune femme, l’organisation a dévoilé, en mars, un réseau de leaders noires chargées de soutenir la participation politique de leurs paires dans tous les États du Brésil.


(1) L’équivalent du Parti de gauche en France.

(2) Près de 4 millions d’euros.

Monde
Publié dans le dossier
Battre Bolsonaro
Temps de lecture : 10 minutes

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