« En Italie, l’argument antifasciste ne fonctionne plus du tout »
Ce dimanche, l’extrême droite italienne a bel et bien remporté les élections législatives, comme attendu. Quelques jours avant, l’écrivain WU MING 1 analysait pour nous la conjoncture politique italienne et le poids du complotisme dans la victoire des « postfascistes », au terme d’une « non-campagne électorale ».
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Voilà plus de vingt ans que le collectif Wu Ming, composé de cinq romanciers italiens aux visages inconnus, surprend le monde par sa littérature engagée. Célèbres auteurs de best-sellers en Italie et au-delà (même si encore peu traduits en France), ils proposent volontairement des versions numériques gratuites de leurs ouvrages, sans droits d’auteur, un certain temps après leur publication sur papier (téléchargement intégral avec une licence « creative commons » depuis leur site web).
Q comme Qomplot. Comment les fantasmes de complot défendent le système, Wu Ming 1, traduit de l’italien par Anne Echenoz et Serge Quadruppani, éditions Lux, 576 pages, 29 euros.
Refusant le vedettariat, en particulier la personnalisation des auteurs ou des artistes, ils ont choisi ce nom chinois qui signifie en mandarin « sans nom » (ou « cinq noms », selon la prononciation). En hommage, aussi, aux dissidents chinois qui signent souvent de la même manière. Chaque membre est désigné par un numéro. Nous avons donc rencontré Wu Ming 1, à l’occasion de la sortie française de Q comme Qomplot (1), étant entendu au préalable que nous ne prendrions aucune photo ou vidéo de lui, même floutées.
Comme il vit à Bologne, fief historique depuis 1945 de la gauche italienne – ou de ce qu’il en reste après tant de compromissions et de renoncements depuis près de trente ans –, et que son engagement en faveur de l’émancipation sociale n’a jamais failli, nous avons aussi profité de son passage à Paris pour l’interroger sur l’actuelle campagne électorale, en Italie, bien terne sinon atone, à la veille des élections législatives du 25 septembre. [Nous savons depuis cet entretien que les « postfascistes » de Fratelli d’Italia, emmenés par Giorgia Meloni, alliés avec Berlusconi et la Lega du raciste Matteo Salvini, en sont sortis très largement vainqueurs (44 % des voix), NDLR.]
Ceci face à une « gauche » bien pâle, quasi inaudible, renonçant à ses convictions depuis si longtemps – dont le leader Enrico Letta (PD) a même récemment déclaré : « Tâchons de perdre le moins possible ! » (sic) –, et à un Mouvement 5 étoiles (M5S) isolé, dont nombre des militants furent des tenants des « fantasmes de complot »…
L’histoire de ces écrivains engagés à gauche a commencé quelques années plus tôt, dans un premier collectif dénommé Luther Blissett Project. En 1999, le groupe publie chez le prestigieux éditeur Einaudi l’histoire d’un étrange inconnu cultivant l’anonymat et les interventions cryptiques, dénommé Q (2). Quelle n’est pas leur surprise de découvrir, quelques années plus tard, qu’un complotiste états-unien a envoyé un premier message signé « Q », en pleine expansion d’Internet et des réseaux sociaux…
« Q » est bientôt repris par d’innombrables activistes et complotistes, la plupart d’extrême droite. Prêts à déchiffrer un peu partout des signes sataniques, de soi-disant preuves de l’existence de réseaux pédophiles internationaux et de la prise de contrôle de « l’État profond » par une administration fédérale manipulée à coups de fake news par les Démocrates, ils dénoncent un immense complot en passe de soumettre le peuple américain et le monde.
Interloqué voire interdit, le collectif italien croit d’abord à une blague, avant de voir le réseau QAnon (pour « Q anonyme ») s’étendre à travers la planète sur la Toile, jusqu’à l’attaque du Capitole le 6 janvier 2022, jour de la défaite d’un Donald Trump qui n’avait cessé de leur adresser des signes discrets mais explicites. L’écrivain Wu Ming 1 remonte donc la piste des adeptes de ce qu’il préfère appeler « fantasmes de complot » plutôt que complotisme.
(1) Q comme Qomplot. Comment les fantasmes de complot défendent le système, Wu Ming 1, traduit de l’italien par Anne Echenoz et Serge Quadruppani, éd. Lux, 576 pages, 29 euros.
(2) Q, Luther Blissett Project, éd. Einaudi, 1999. Trad. fr. de Nathalie Bauer : L’Œil de Carafa, éd. Seuil, 2001.
Nous sommes à la veille des élections législatives en Italie et l’impression générale est que la campagne électorale est plutôt une « non-campagne », en dehors du fait que tous les sondages donnent la coalition d’extrême droite largement gagnante. Quel regard portez-vous sur la situation ?
Wu Ming 1 : Pour la plupart, les Italiens se moquent totalement de cette campagne, ils se sont complètement désintéressés du débat politique. Je pense que la première information qui émanera de ce scrutin sera très certainement un taux d’abstention sans précédent. [_[la participation a été, dimanche 25 septembre 2022, de 64,07 %, contre 73,86 % en 2018, NDLR]. _Aux élections locales, régionales ou municipales par exemple, elle a déjà atteint des records. Plus personne parmi mes connaissances – alors qu’elles sont souvent à gauche et que je suis de Bologne, jadis le fief du PCI et de ses héritiers – ne vote aux élections locales depuis bien des années.
Je voudrais ouvrir une parenthèse sur Bologne, qui me semble pouvoir éclairer vos lecteurs français : place forte de la gauche depuis 1945, jadis communiste, aujourd’hui dirigée par le Parti démocrate (PD), elle s’apprête à devenir la capitale de l’opposition si Giorgia Meloni remporte bien les élections de dimanche, comme tout semble l’indiquer. Or nous qui habitons à Bologne vivons depuis longtemps dans une sorte de dystopie où cette prétendue « gauche », au pouvoir, ne cesse de réaliser localement les mêmes choses, souvent infâmes, que fera la droite une fois à la tête du pays.
Cette prétendue “gauche” chante “Bella ciao” tout en privatisant les hôpitaux, en bétonnant le territoire via la spéculation immobilière ou en construisant de nouvelles autoroutes.
Mais elle le fait avec des ornements variés, avec un certain folklore, comme lorsqu’elle chante « Bella ciao » [chanson historique de fin de meeting] tout en privatisant les hôpitaux (qui dépendent des régions en Italie), en bétonnant le territoire via la spéculation immobilière ou en construisant de nouvelles autoroutes, dont on ne manque pourtant pas ! Tout ceci enrobé d’appels contre le danger que représente la droite… Cela explique aussi pourquoi les gens vont s’abstenir massivement : ils ne savent vraiment plus pour qui voter.
La droite, en revanche, fera le plein de voix ?
Je ne le crois pas non plus, même si la droite l’emportera certainement. Elle a plus de soutiens aujourd’hui, bénéficie d’une certaine dynamique, mais ce que je disais des doubles discours à gauche est aussi valable pour la droite. Je pense que certains, à droite, ne voteront pas pour Giorgia Meloni parce qu’elle ne les satisfait pas non plus, puisqu’elle ne cesse de vouloir lisser son discours.
L’argument antifasciste ne fonctionne plus du tout : il a été utilisé tellement de fois par la gauche qu’il apparaît terriblement éculé.
Je crois en outre que la pandémie a fait voler en éclats bien des motivations ou des réflexes politiques. Beaucoup refusent, par exemple, de voter pour tel candidat parce qu’il a été en faveur du couvre-feu, ou pour tel autre parce qu’il a adopté une position jugée trop laxiste sur la lutte contre l’épidémie. Je ne suis donc pas sûr qu’on atteigne les 50 % de votants – et si on les atteint, ce sera de peu. Dans un pays où, jusqu’à la fin des années 1990, la participation dépassait toujours les 90 % !
De même, l’argument antifasciste ne fonctionne plus du tout : il a été tellement utilisé par le PD et les autres formations de centre-gauche qu’il apparaît terriblement éculé.
N’y a-t-il pas, pourtant, un danger réel ? Si l’alliance autour de l’extrême droite remporte 75 % des sièges au Parlement, elle sera en droit de modifier la Constitution seule, sans avoir à organiser un référendum – par exemple pour mettre en place ce qu’elle appelle le « présidentialisme », assez proche de notre Ve République française, et en finir avec le régime parlementaire institué en 1947 après le fascisme…
C’est exact : ils pourraient alors y parvenir sans référendum, comme Viktor Orban en Hongrie – un des modèles, et un des amis de Meloni –, qui détenait une majorité de 75 %. Toutefois, exactement comme les appels contre le danger fasciste trop entendus par le passé, cet argument ne parvient plus à mobiliser. C’est un peu l’histoire de celui qui crie sans cesse au loup : au bout d’un moment, on ne croit plus au danger du loup, même s’il est devant votre porte !
Or Orban, qui est adoré par Meloni et Salvini, a pu modifier à son gré plusieurs fois la Constitution. Néanmoins, même avec ce qui devrait apparaître comme un danger réel, les derniers sondages continuent à donner le PD, seul vrai poids lourd de la coalition de centre-gauche, en dessous de 20 % [ce que le scrutin de dimanche 25 septembre a confirmé, NDLR]. Alors que ce parti continue d’aller aux urnes avec, en gros, l’agenda politique du gouvernement Draghi (qui vient de chuter en juillet), Meloni, elle, a été de loin la plus intelligente du point de vue stratégique : elle a été la seule à ne pas participer à cette alliance contre-nature soutenant Draghi – qui allait de la Ligue de Salvini jusqu’à la gauche du PD en passant par le M5S.
Certains voteront Meloni sans être des fascistes convaincus, parce qu’elle réussit aujourd’hui à incarner le vote protestataire.
Elle a aussi été la seule, ou presque, à critiquer la gestion du Covid et le plan de relance post-pandémie du gouvernement Draghi élaboré en lien avec la Commission européenne, très critiquée dans le pays. Pour ces raisons, certains voteront Meloni sans être des fascistes convaincus, parce qu’elle réussit aujourd’hui à incarner le vote protestataire. De même, elle a tout de suite pris position contre l’invasion de l’Ukraine, quand Salvini (et Berlusconi) sont plus ou moins vus comme pro-Poutine.
Elle est très tactique, parvient à flatter les uns et les autres, souvent opposés entre eux. Et en dépit de discours parfois radicaux, elle poursuivra une part des projets de Draghi, ne rompra pas avec l’UE ni avec le consensus néolibéral… On a d’ailleurs appris que Draghi et elle se sont téléphonés régulièrement ces dernières semaines. C’est pour cela qu’elle coche toutes les cases d’une opposition contrôlée.
C’est ainsi que certains complotistes ou, pour reprendre vos termes, adeptes des « fantasmes de complot », définissent le parti de Meloni. Ces adeptes, comme outre-Atlantique, sont-ils liés à l’extrême droite ?
Il y a certains liens, évidemment. Mais je dirais que la caractéristique très italienne de ces adeptes est plutôt leur tendance catholique – comme au Brésil, par exemple. Ils s’inspirent de traditions très anciennes et très ancrées dans l’imaginaire transalpin, et d’un catholicisme traditionnaliste qui puise dans l’histoire de la Contre-réforme inquisitoriale.
Aujourd’hui, ils attaquent par exemple le pape François comme « hérétique » en disant que le vrai pape est encore Ratzinger, s’exprimant dans une galaxie de sites web, de radios ou de télévisions satellitaires. Cette tendance est bien plus forte en Italie que l’autre grande tendance de l’univers complotiste, très vive outre-Atlantique, plus influencée par le new age, les néo-hippies – et que l’Italie a en commun avec le reste de l’Occident.
La plus importante personnalité des QAnon italiens est un cardinal, Carlo-Maria Viganò, ancien ambassadeur du Vatican aux États-Unis. Mais je voudrais souligner que les QAnon et les autres adeptes des « fantasmes de complot » ne me semblent pas tant implantés que cela dans les partis d’extrême droite. Ils le sont bien davantage, en tout cas jusqu’à une période récente, au sein du M5S, qui a en effet été la chambre de compensation du conspirationnisme en Italie.
Les fantasmes de complot donnent essentiellement des réponses erronées à de vraies questions. Des réponses au mal-vivre, aux souffrances personnelles, à l’aliénation, à l’exploitation.
C’est au moment où il a été le plus fort, vers 2015-2017, que nombre de ses militants, qui provenaient pour une bonne part de mouvements contestataires de gauche, vont se mettre à développer des argumentations reprenant les principaux « fantasmes de complot ». Aujourd’hui, la plupart sont sortis du parti et devenus dissidents. Certains d’entre eux ont fondé un petit parti qui s’appelle « Italexit », dont le leader Gianluigi Paragone est un ancien député M5S.
Il y a aussi une télévision en ligne, ByoBlu, qui constitue un peu le centre de la diffusion du conspirationnisme et est dirigée par l’ancien responsable de la communication du groupe parlementaire du M5S. En ce qui concerne la droite la plus réactionnaire, autour de Giorgia Meloni, plus encore que la mouvance QAnon et ses élucubrations « pédosatanistes », il existe une obsession pour George Soros et pour les « fantasmes de complot » autour de l’immigration, avec un regard appuyé en direction d’Orban ou du pouvoir polonais.
Votre ouvrage montre que ce que vous qualifiez de « narrations de diversion » concourt à détourner des vraies analyses critiques, cimentant finalement les narrations majoritaires. Comment ?
Je crois que les fantasmes de complot donnent essentiellement des réponses erronées à de vraies questions. Des réponses au mal-vivre, aux souffrances personnelles, à l’aliénation, à l’exploitation. Le fantasme d’un complot donne une explication à tout ceci : il y aurait un plan très élaboré en faveur d’une grande conspiration contre nous tous. Ces fantasmes s’accolent aux mécontentements, à certaines frustrations, mais aussi aux volontés de changement, et permettent surtout de s’imaginer être un grand ennemi du système.
Toutes ces énergies ou ces sentiments peuvent prendre diverses directions : ou bien elles se dispersent et s’annihilent sans servir à aucun changement social ; ou bien elles investissent des projets réactionnaires. Dans tous les cas, elles vont renforcer la stabilisation du système. Je dis parfois que le conspirationnisme peut être pensé comme une parodie (involontaire) d’anticapitalisme, voire une allégorie inconsciente de l’anticapitalisme – une sorte d’anticapitalisme dévoyé.
Les personnes qui croient au complot pensent, subjectivement, être contre le système, mais elles sont objectivement récupérées par ce même système.
Tous ces fantasmes ont une valeur allégorique, à ceci près qu’ils sont pris au pied de la lettre par ces gens. C’est un peu comme lorsque certains qualifiaient jadis l’antisémitisme de « socialisme des imbéciles ». Tout le monde a retenu le terme « imbéciles », mais il ne faut pas oublier celui de socialisme : il s’agit bien d’énergies soustraites au socialisme et investies dans un projet réactionnaire, voire pire.
Aussi, quand j’écris que « les fantasmes de complot défendent le système », c’est qu’ils le font vraiment. Les personnes qui y croient pensent, subjectivement, être contre le système, mais elles sont objectivement récupérées par ce même système. Jusqu’à soutenir Trump ! Mais elles peuvent aussi discréditer des critiques qui sont justes : on peut critiquer Bill Gates, par exemple. Mais lorsque des fantasmes de complot délirants s’en prennent à lui, il devient plus difficile de le critiquer. Cela fonctionne pour la plupart des sujets auxquels ces gens croient.