Gaza, lieu de tous les désespoirs
Subissant un blocus mortifère imposé par Israël depuis 2006, et contrôlé par le Hamas, l’étroit territoire se meurt dans l’indifférence internationale.
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« Une déshumanisation totale des Palestiniens » Palestine : une guerre, trois frontsLes Palestiniens l’appellent « la plus grande prison à ciel ouvert du monde ». Plus de 2 millions de personnes vivent dans un espace long de 41 kilomètres et large de 6 à 12 kilomètres, assiégées à l’intérieur de frontières fermées de tous côtés, et périodiquement pilonnées par l’aviation israélienne. La dernière offensive israélienne, au mois d’août, a fait 50 morts. Dont 19 enfants. Mais impossible de fuir ou de vivre décemment.
Israël interdit aux Palestiniens de gérer un aéroport ou un port maritime et limite le mouvement des personnes et des marchandises à trois points de passage. Deux sont contrôlés par Israël et un troisième, le point frontalier de Rafah, consacré au passage des individus, par l’Égypte. Le principal point de passage des marchandises, Beit Hanoun-Erez, entièrement contrôlé par Israël, représente le poumon de la bande de Gaza, en particulier pour les malades qui ont besoin de soins en Cisjordanie ou en Israël.
Deux événements ont transformé la situation des Gazaouis au cours des vingt dernières années. Ce 12 septembre marquait le dix-septième anniversaire de l’évacuation de 21 colonies juives, qui occupaient environ 35 % de la superficie de l’étroit territoire. C’était en 2005. L’année suivante, les élections législatives ont été marquées par la victoire du Hamas sur le Fatah, qui détenait jusque-là tous les pouvoirs. L’événement a été suivi d’affrontements entre les deux mouvements rivaux, qui ont permis au Hamas de resserrer son contrôle sur la bande de Gaza.
Depuis, la vie a profondément changé. À intervalles réguliers, une pluie de missiles s’abat sur la bande de Gaza, causant des milliers de victimes, sans parler de la destruction des infrastructures. En cinq guerres, la première en 2008 et la dernière en 2021, des milliers de logements ont été détruits, poussant souvent les familles vers des caravanes qui ne protègent ni de la chaleur ni du froid.
Menaces constantes d’expulsion
La maison de Rawda Al-Masri, femme au foyer de 50 ans, a été détruite en 2014, dans la ville de Beit Hanoun, dans le nord du territoire. Elle vit aujourd’hui dans une maison de deux pièces. Elle est menacée à tout moment d’expulsion en raison de sa situation économique difficile et de son incapacité à payer le loyer régulièrement.
Rawda participe, avec des centaines de femmes, à des sit-in occasionnels pour exiger le décaissement rapide des cotisations d’indemnisation de leurs familles, afin de pouvoir reconstruire la maison qui appartenait à sa famille. Beaucoup de ces femmes ainsi que leurs maris sont menacés de prison en raison de l’accumulation de dettes.
89 000 familles souffrent toujours de la destruction de leurs maisons en 2014.
Comme celle de Rawda, 89 000 familles souffrent toujours de la destruction de leurs maisons en 2014. « Le dossier de la reconstruction est bloqué en raison du refus des donateurs de le financer », selon Adnan Abou Hasnah, porte-parole de l’UNRWA, l’agence de l’ONU dans la bande de Gaza.
Rawda ignore combien de temps elle pourra tenir : « Nous ne pouvons même plus trouver un abri sûr, nous sommes sous la menace constante d’une expulsion, d’autant plus que la pension du ministère des Affaires sociales [destinée aux plus pauvres – NDLR] a été retardée de plus de seize mois. Je crains de me retrouver avec ma famille dans la rue. »
Chômage et pauvreté
Selon l’UNRWA, Gaza a subi un déclin significatif au cours des années qui ont suivi la prise de contrôle par le Hamas en 2007, affectant la vie quotidienne et restreignant les droits humains fondamentaux. 81,8 % de la population du territoire vit en dessous du seuil de pauvreté, et 64 % est en situation d’insécurité alimentaire. En 2021, le taux de chômage s’élevait à 47 %, alors que 80 % de la population dépend de l’aide humanitaire. Quelque 1,1 million de réfugiés palestiniens reçoivent une aide alimentaire de l’UNRWA, conséquence d’un blocus qui dure depuis quinze ans.
La question de la reconstruction est l’une des plus importantes. En 2014, l’offensive israélienne avait causé la mort de 2 174 personnes en cinquante et un jours, entraînant la destruction de plus de 89 000 logements et le déplacement de centaines de milliers de familles. Le coût de la reconstruction a été estimé à 212 milliards de dollars. Huit ans plus tard, des milliers de personnes n’ont toujours pas retrouvé un toit pérenne. Il n’est pas rare de voir des familles sous des tentes.
À Gaza, nos vies suivent le rythme des coupures d’électricité. Huit heures de connexion au cours desquelles nous nous transformons en ruche.
Fin 2021, la journaliste Marah Al-Wadia, 31 ans, écrivait à propos du premier voyage auquel elle a été autorisée à participer : « Je me suis toujours demandé à quoi ressemblait la couleur du ciel à l’extérieur de Gaza. Je l’ai enfin vue ! C’était très bleu et infini, et sans la présence des avions de chasse F-16. Me voilà enfin loin des frontières de feu et de poudre, des bruits des avions de guerre et des barbelés d’Israël. » Une situation exceptionnelle pour quelqu’un qui a échappé un court moment au sort commun. Par contraste, son témoignage dit bien le quotidien de ceux qui restent.
Cette mère d’un enfant poursuit : « À Gaza, nos vies suivent le rythme des coupures d’électricité. Huit heures de connexion au cours desquelles nous nous transformons en ruche pour pouvoir terminer la cuisson, le lavage, le repassage, la recharge des appareils électriques et des batteries d’éclairage, suivies de huit heures d’obscurité dans lesquelles nous n’entendons que l’écho des mots des voisins qui maudissent les politiciens, le blocus et les conditions de vie. »
Marah ajoute : « Mon histoire avec ce voyage est celle de toute une génération souffrant de rêves tronqués, ceux de jeunes qui ont vieilli prématurément. » Après avoir donné naissance à son enfant, elle dit avoir éprouvé un fort sentiment de culpabilité. « Il n’a pas encore 3 ans et il a déjà vécu deux agressions violentes contre ses droits à l’humanité et à l’enfance. Je me sentais impuissante quand je le voyais sursauter à chaque frappe secouant la ville, il ne pouvait plus dormir et passait la nuit collé à moi. » Un rapport intitulé « Assiégés », publié par l’organisation Save the Children, a conclu que quatre enfants sur cinq souffrent de dépression.
La génération née après 2007 n’a pas passé une journée sans coupure d’électricité ou d’eau.
L’état de pauvreté, le manque d’espoir et l’incertitude du lendemain ont jeté une ombre sur la jeunesse palestinienne. La génération née après 2007 n’a pas passé une journée sans coupure d’électricité ou d’eau. Ces enfants n’ont jamais vu dans le ciel autre chose qu’un avion qui menace de détruire leur maison et de semer la mort. Certains tentent de s’évader. Pour obtenir une autorisation de sortie, ils doivent subir de longues files d’attente et patienter parfois pendant des mois avant de voir leur nom figurer sur une liste.
« Les restrictions sur la bande de Gaza ont été progressivement assouplies en mai 2018 par l’Égypte, qui avait maintenu le point de passage fermé pendant environ cinq ans à la suite des événements survenus dans ce pays en juillet 2013, après le renversement de l’ancien président, Mohamed Morsi », rapporte l’ONG Human Rights Watch. Mais l’activité au point de passage de Rafah s’est poursuivie à un rythme très lent.
Accès à la médecine entravé
Récemment, un enfant malade d’à peine 6 ans est mort après avoir été empêché de sortir de Gaza sous prétexte de sécurité. La grand-mère de l’enfant, Farouq Abou Al-Naja, victime du blocus et de l’interdiction sécuritaire, s’indigne : « Réserve sécuritaire pour un enfant de moins de 6 ans, c’est n’importe quoi ! Ainsi va la vie à Gaza, les mères assistent à la mort de leurs enfants et les pères n’ont pas d’autre choix que d’accepter le destin. » Israël excelle dans l’art de trouver des prétextes pour empêcher l’accès des malades à ses hôpitaux ou à ceux de l’Autorité palestinienne.
Depuis le début de l’année, quatre patients, dont trois enfants, sont morts en raison du refus israélien de délivrer des permis de sortie pour bénéficier de soins dans les hôpitaux situés en dehors de la bande de Gaza, selon le Centre Al-Mezan pour les droits humains. L’Association d’aide médicale pour les Palestiniens (MAP) et ce centre ont lancé un cri d’alarme face à la crise sanitaire et humanitaire qui résulte des restrictions et d’attaques militaires répétées qui ont sapé le système de soins de santé et privé les patients de l’accès à des services médicaux de base. En vain.
Le blocus a transformé la bande de Gaza en un endroit non viable. L’accès aux besoins de base tels que les soins de santé, le logement, la nourriture et l’eau est difficile.
En 2021, le Centre Al-Mezan, avec le soutien de la MAP, a demandé à obtenir des permis israéliens pour 635 patients, dont 235 enfants. Ils n’ont obtenu l’autorisation que pour 39 % d’entre eux. « Le blocus a transformé la bande de Gaza en un endroit non viable. L’accès aux besoins de base tels que les soins de santé, le logement, la nourriture et l’eau est difficile », constate Essam Younis, directeur du Centre Al-Mezan. Les habitants ont peur des maladies transmises par des eaux non potables. Maha Wafi, une femme de 40 ans, est profondément préoccupée par les rapports publiés sur cette question : « Je me rends compte que cette eau n’est pas propre à la consommation, mais nous n’avons pas d’alternative. Ici, toutes les routes mènent à la mort et nous n’avons pas le choix. »
Selon une étude récente, la quasi-totalité des eaux souterraines de Gaza sont impropres à l’usage humain. Ce n’est pas le seul sujet de préoccupation pour Maha, qui travaille dans le secteur de la santé : « Mon mari et moi travaillons avec les équipes de secours et d’urgence. Cela signifie que, dans les circonstances les plus extrêmes, nous devons laisser nos enfants seuls chez nous et répondre à notre devoir d’évacuer les blessés et les morts. L’arbitrage entre les deux impératifs n’est pas facile. »
Elle se plaint d’une grave pénurie de médicaments. Le blocus a empêché récemment l’arrivée de 21 appareils de radiologie diagnostique dans les hôpitaux et l’entrée de pièces de rechange pour réparer des dispositifs médicaux défectueux.
Pêcheurs et agriculteurs en danger
Une autre population souffre de la situation : les pêcheurs en mer. Une activité traditionnelle autrefois florissante. Depuis dix-sept ans, ces Palestiniens font face au plus long blocus naval de l’histoire imposé à des civils. Depuis 2006, 13 pêcheurs ont été tués, plus de 920 ont été arrêtés en mer.
À l’opposé du territoire, ce sont les agriculteurs travaillant le long de la frontière qui sont exposés à des obus et à des balles provenant de véhicules militaires israéliens. La majorité des agriculteurs de ces régions ont été contraints d’abandonner leurs terres, tandis qu’Israël interdit l’exportation de la majorité des cultures agricoles.
Ma vie est en train de s’échapper sans que je puisse rien faire d’autre qu’attendre.
C’est peu dire que le désespoir est à son comble. Selon le gouvernement local de la bande de Gaza, en 2018, 15 suicides ont été enregistrés. Des jeunes, pour la plupart. D’autres tentent de fuir. Rencontré dans une agence de voyages, Hamza, 24 ans, essaie d’obtenir un visa pour un pays européen après avoir échoué à trouver un emploi depuis l’obtention de son diplôme en droit : « Il n’y a aucun espoir, mais je ne veux pas risquer de voyager illégalement, de nombreux jeunes ont disparu en mer alors qu’ils tentaient de rejoindre l’Europe. »
« J’ai obtenu mon diplôme universitaire, poursuit-il, mais je ne trouve aucun travail. Ma vie est en train de s’échapper sans que je puisse rien faire d’autre qu’attendre. » D’autres jeunes choisissent, eux, de rejoindre la résistance armée. Comment s’en étonner ?