Godard, Golestan : au-delà du langage

Dans À vendredi, Robinson, Mitra Farahani a filmé la correspondance par mail que le cinéaste suisse et son confrère iranien ont échangée au tournant des années 2014 et 2015.

Christophe Kantcheff  • 28 septembre 2022 abonnés
Godard, Golestan : au-delà du langage
© Photo : ÉCRAN NOIR PRODUCTIONS.

Présenté au Festival international de cinéma de Marseille en juillet, sorti en salle, dans une configuration restreinte, le 14 septembre, c’est-à-dire le lendemain de la mort de Jean-Luc Godard, À vendredi, Robinson sera bientôt visible sur Arte, diffusion prévue de longue date.

À vendredi, Robinson, Mitra Farahani, Arte, lundi 10 octobre, 0 h 50 (97 min). Sur arte.tv à partir du 3 octobre.

Or Godard est non seulement un des deux protagonistes du film de Mitra Farahani, mais il en a inspiré l’esprit et la forme.

La réalisatrice avait pour idée d’organiser la rencontre entre deux cinéastes de grand âge, incarnant chacun une part du cinéma et qui ne se connaissaient pas. Il y avait d’un côté le réalisateur d’À bout de souffle et de l’autre Ebrahim Golestan, patriarche du cinéma iranien, qui a ouvert la voie au renouvellement retentissant que le septième art a connu dans ce pays.

Commençons par une correspondance. Peut-être que cela ne correspondra pas.

À une rencontre physique, l’« ermite de Rolle » a préféré l’instauration d’une relation épistolaire. « Commençons par une correspondance, répond-il à la réalisatrice. Peut-être que cela ne correspondra pas. Ebrahim peut m’envoyer une lettre par e-mail ce vendredi, je lui répondrai vendredi prochain, et ainsi de suite. Je vous dis donc à vendredi, Robinson ». Le titre du film était tout trouvé.

© Politis
(Photo : Écran Noir Productions.)

Dès le premier échange, Ebrahim Golestan se trouve devant une énigme à déchiffrer. Et ce sera ainsi pour tous les envois de Jean-Luc Godard – qui dès lors deviennent les pièces motrices du dialogue, ou plus exactement du vrai-faux dialogue qui s’annonce. Le cinéaste iranien, également écrivain et fin lettré, dont les messages sont des lettres circonstanciées, se sent d’abord démuni face à ceux de son interlocuteur, qui couple images et citations lapidaires.

« Je vois ce qu’il veut dire, mais je n’y comprends rien ! » lance-t-il devant son écran d’ordinateur (faisant ainsi écho à une réplique fameuse de Pierre Bourdieu dans la même situation). Puis il affine son propos : « [Godard] relie des éléments, il ne les tisse pas. […] Comme dans une conversation à bâtons rompus, des bribes s’enchaînent dans un cadre de pensée. C’est grâce à ce cadre qu’une cohérence se crée. Tout émane d’un même homme et témoigne de son tempérament. » Il ajoute plus tard : « Il est joueur de manière avisée. »

La vieillesse pèse et la mort rôde

D’emblée, Jean-Luc Godard avait annoncé la couleur en citant Fritz Mauthner, philosophe du langage, représentant d’un -courant sceptique, qui a beaucoup inspiré Wittgenstein. Tout ce que le cinéaste exprime dans son dialogue avec Ebrahim Golestan tourne autour de ce scepticisme (faut-il rappeler le titre du film qu’il venait de réaliser au moment de ces échanges, Adieu au langage ?)

« L’acte rédempteur serait accompli si l’on pouvait conduire la critique jusqu’à la mort volontaire, sagement désespérée, de notre penser/parler. » Tel est son premier message. Impossible de ne pas relever le terme de « mort volontaire », maintenant que nous savons la manière dont Godard s’est éteint.

Le tournage d’À vendredi, Robinson s’est déroulé au tournant des années 2014 et 2015. Godard avait 84 ans, Golestan 94. L’un est dans sa petite maison de Rolle aux volets fermés, l’autre habite un manoir en Angleterre. Le contraste à l’image est saisissant. Ça ne correspond décidément pas. En même temps, les deux hommes font un séjour à l’hôpital. La vieillesse pèse et la mort rôde – mais, au moment où nous écrivons, Ebrahim Golestan est heureusement bien en vie. « Ma solitude reconnaît la vôtre », lui souffle Godard. L’émotion est passée.

Cinéma
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