Jean-Luc Godard contestait l’ordre du monde et du cinéma
Nous apprenons la mort de Jean-Luc Godard, à l’âge de 91 ans. Avec lui disparaît le dernier représentant de la Nouvelle vague. Cinéaste à l’œuvre hors du commun et dont la pensée sur le 7ème art n’a cessé de bouleverser les conformismes, son dernier film en date, Le Livre d’image, qui témoignait d’une puissance créatrice toujours en mouvement, était présenté à Cannes en 2018. Voici ce que nous en disions alors.
Un court-métrage en soutien à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, diffusé sur le Net il y a quelques jours, a été attribué à Jean-Luc Godard. L’objet, évoquant suffisamment la patte du maître pour être trompeur, a été démasqué, notamment par Mediapart. Mais la vision du nouveau film du citoyen de Rolle, Le Livre d’image, aurait pu aussi nourrir les doutes sur l’authenticité de sa provenance. Même si Godard n’a pas transformé radicalement sa manière, ce nouveau film témoigne d’une nouvelle recherche, d’une évolution. Si Godard ne cesse de retravailler ses motifs et ses obsessions, chacun de ses films est différent. Et ledit court-métrage paraît, en définitive, déjà daté.
Le Livre d’image se distingue nettement des deux précédents, Film socialisme (2010) et L’Adieu au langage (2014). Ce dernier, présenté également à Cannes en compétition, tranchait par son côté lumineux. Des acteurs y incarnaient aussi des figures. Le Livre d’image a plus de points communs, dans sa forme, avec les Histoire(s) du cinéma (1998), parce qu’il est uniquement composé d’images d’archives ou de films de fiction. Mais, au lieu d’avoir le cinéma pour sujet central, ici, c’est le monde d’hier et d’aujourd’hui.
« Il y a les cinq sens, les cinq parties du monde, les cinq doigts de la fée. Tous ensemble, ils composent la main, et la vraie condition de l’homme, c’est de penser avec ses mains. » Le film s’ouvre par ces paroles, en même temps que l’on voit des mains à l’ouvrage. C’est le seul moment où la parole et l’image se réfléchissent. Le reste avance par associations de l’une et l’autre, négations de l’une par l’autre (et réciproquement), ou prolongements. Ces correspondances, c’est l’esprit de Godard. Et ce sont ses mains, qui chassent le sens immédiat pour chercher l’inconnu(e). Des pauvres d’esprit s’en plaignent (« une fumisterie », dixit Le Figaro). Ils feraient mieux de recevoir le film avec leurs mains.
Au risque de les voir meurtries. Car Le Livre d’image n’a rien de séduisant ; il est même effrayant. Il cumule les images de guerres, de massacres, de tortures, toutes tragédies historiques réunies. Dans sa première partie (il y en a cinq, comme les doigts d’une main), intitulée « Remake », où il est question des rapports entre le cinéma et la réalité, défilent des extraits de Salo, Timbuktu, Les Carabiniers, Salafistes… Apparaît ensuite le sinistre contre-révolutionnaire Joseph de Maistre, dont résonnent certaines de ses « conceptions folles » sur la nécessité d’expier le mal jusqu’à la mort, et cette sentence : « Le bourreau est la pierre angulaire de la société. »
Le film effraie aussi par sa forme. Images destructurées, saturées, recadrées, coupées net, précipitées, comme si Jean-Luc Godard voulait leur faire rendre gorge, au diapason de son propos. Plus monstrueux encore : le traitement du son, en particulier de sa voix, on ne peut plus singulière. Jusqu’ici caverneuse, elle prend un tour apocalyptique, surgissant d’un côté de l’écran, puis du fond de la salle, venant en heurter une autre, et finissant martyrisée telle celle du Dr Mabuse. Le Livre d’image est hanté. Comme l’est notre société par les spectres du profit et du trop plein de spectacle qui ne se voit ni ne s’entend plus. Mais Godard propose un cinéma qui résiste. Qui « montre ce qui ne se fait pas », comme il l’a répété lors de la conférence de presse, réalisée en Facetime, une première pour le festival, le cinéaste de 87 ans étant resté en Suisse.
Cette explosion des sens contient aussi des fragments de contre-poison. C’est Arthur Rimbaud et son poème Démocratie. C’est la fraternisation de la soldatesque avec le peuple de la Commune, dans le film de Peter Watkins, qui ouvre la quatrième partie intitulée « L’Esprit des lois ». Ce sont les fortes phrases de Montesquieu : « J’appelle ici préjugés, non pas ce qui fait qu’on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu’on s’ignore soi-même. C’est en cherchant à instruire les hommes, que l’on peut pratiquer cette vertu générale qui comprend l’amour de tous. » Cette expression, « l’amour de tous », dans la bouche de Jean-Luc Godard, produit une émotion sans pareil. L’idéalisme du philosophe est contrebalancé par des images qui provoquent le scepticisme. Le combat est sans fin entre l’idéal et sa traduction dans la réalité.
Le monde arabe occupe toute la dernière partie, ce qui n’étonnera guère de la part du réalisateur d’Ici et ailleurs. Toujours profondément politique, dénonçant, avec Edward Saïd, l’attitude de l’Occident, le film est pourtant gagné par un apaisement fugitif, où apparaît le titre du roman d’Alexandre Dumas, L’Arabie heureuse, même si le regard désolé de Youssef Chahine, dans Gare centrale, vient tout relativiser. D’aucuns n’ont déjà voulu retenir du film que cette phrase prononcée par le cinéaste : « Pour ma part, je serai toujours du côté des bombes. » C’est omettre qu’elle est extraite d’un roman de l’écrivain égyptien Albert Cossery, Une ambition dans le désert, que le film cite abondamment.
Jean-Luc Godard ne peut oublier que dans l’histoire coloniale, le monde arabe a été l’agressé. Le cinéaste tourne autour de l’idée de révolution, tout en la questionnant. « La révolution dans la révolution », entend-on, comme une exigence redoublée. Mais quitte à ne retenir qu’un seul moment, on peut préférer ces images, tirées du Plaisir, de Max Ophüls, où un vieillard, caché derrière un masque, danse sans retenue jusqu’à l’effondrement. Elles attestent de l’ironie que Jean-Luc Godard réserve à son endroit et à l’âge (de non sagesse) auquel il est parvenu. Ses derniers mots, cependant, ne trahissent aucune résignation : « Et même si rien ne devait être comme nous l’avions espéré, cela ne changerait rien à nos espérances. Les espérances resteraient, l’utopie serait nécessaire ».
Le Livre d’image, Jean-Luc Godard, 1h24.
(Article publié initialement dans le blog « Cannes 2018 »)
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