« La jeunesse corse participe pleinement au renouveau de la mobilisation nationaliste »
Spécialiste des mobilisations nationalistes en Corse contemporaine, Jeanne Ferrari-Giovanangeli analyse l’écart qui se creuse entre les élus de la famille nationaliste et sa jeunesse militante.
dans l’hebdo N° 1722 Acheter ce numéro
La recherche qu’a menée Jeanne Ferrari-Giovanangeli sur les mobilisations collectives en Méditerranée, et plus spécifiquement en Corse depuis 1945, est particulièrement novatrice. Issu de sa thèse de doctorat, son ouvrage se concentre en effet sur les luttes du mouvement nationaliste de l’île de Beauté, privilégiant une approche de l’usage des corps et de la figure du militant.
Corps contestataires. Les mobilisations collectives en Corse contemporaine, Jeanne Ferrari-Giovanangeli, éd. L’Harmattan, coll. « Des Hauts & Débats », 220 pages, 22,50 euros.
S’appuyant sur l’anthropologie de la communication, les cultural studies et la sociologie des mobilisations, mais aussi sur le corpus d’archives audiovisuelles de l’INA, elle analyse les spécificités des mobilisations insulaires, jusqu’aux plus récentes – autour de l’agression mortelle d’Yvan Colonna en prison et de l’inhumation en mai dernier de celui-ci, devenu un véritable totem politique de ces années de lutte, après le dépôt des armes par le FLNC en 2014.
Comment expliquer qu’Yvan Colonna soit devenu un tel symbole pour le mouvement nationaliste ?
Jeanne Ferrari-Giovanangeli : L’annonce de son agression puis celle de sa mort sont apparues comme un choc moral. L’événement a transfiguré la société dans une expérience collective émotionnelle, une suspension du temps dans laquelle la mobilisation s’est donnée à vivre par les individus, au travers d’un devoir de deuil collectif et par une série de rites sociaux et funéraires quotidiens.
Depuis la première victoire de la coalition nationaliste jusqu’à la crise sanitaire, nous avons progressivement assisté à une déritualisation, avec un délaissement des rites sociaux et de la communication humaine au profit de rites institutionnels et d’une communication technique. Dès lors, le choc moral s’est inscrit comme un facteur supplémentaire de ce « désenchantement du monde », pour reprendre le concept de Max Weber. En provoquant un profond sentiment d’affaiblissement de la société, un besoin quasi pulsionnel de faire lien s’est renforcé.
La mobilisation est donc devenue l’occasion de renouveler la force collective en permettant aux individus de se rassembler. Depuis l’arrestation d’Yvan Colonna en 2003 et les grandes mobilisations qui se sont déroulées depuis, une forme de storytelling s’est bâtie autour de ce dernier, l’érigeant en l’une des premières figures tutélaires corses du XXIe siècle.
L’efficacité symbolique du rite funéraire a permis au corps mortel de confirmer son élévation en tant que corps hautement politique. On a assisté à une réaffirmation spontanée de faire corps collectivement, non en tant qu’individus isolés, mais comme membres d’un même groupe, derrière un totem que les individus ont eux-mêmes érigé spontanément par la force d’émotions partagées.
Une grande part de la jeunesse insulaire a réussi à (re)mettre la Corse à l’agenda politique français en utilisant de très nombreuses formes de lutte, parfois jusqu’à la violence de rue. Pourquoi parler de « corps contestataires » dans des mobilisations qui sont aussi des rites de passage pour une jeunesse formant sa conscience politique ?
Dans ma recherche, j’ai interprété cette mobilisation collective comme un rite de passage, en particulier pour la jeunesse insulaire, comme l’a bien mis en lumière celle de 2022. Les participants ont alors réaffirmé un sens commun, des croyances, des normes et des valeurs au travers d’une série d’étapes dans ces luttes, au cours desquelles ils ont vécu une véritable expérience émotionnelle. L’anonymat mis en scène durant les rassemblements a permis aux corps individuels de se présenter comme un seul et même corps.
En érigeant Yvan Colonna en véritable symbole, le groupe, ou ce corps, l’a nimbé d’une sorte de dimension sacrée. Son agression loin des siens, dans une prison incarnant finalement l’État – qui n’a pas su répondre à son devoir de protection –, a été perçue comme un acte transgressif, placé sous l’égide de la violence. Une violence encore plus consommée par l’envoi massif de forces de l’ordre sur l’île et par leur usage systématique d’armes à l’occasion des manifestations ou des rassemblements. Car, face à l’absence de dialogue, l’État, en miroir, cherche à asseoir et à réaffirmer toujours une relation de domination.
Ces jeunes, en étant le principal moteur de la mobilisation, ont incarné la vie dans cette expérience de mort, à un moment charnière de leur existence.
En considérant que les règles de conduite préétablies par la loi ont été transgressées, les participants aux mobilisations puisent, eux, leurs règles dans un répertoire d’actions non conformes. La dimension sacrificielle du totem, confirmée par le traitement des prisonniers corses par l’État, qui refuse leur rapprochement dans l’île, sous-tend le caractère transgressif des actes. Elle est devenue l’essence même du sentiment collectif. Enfin, cette mobilisation s’est apparentée à une expérience de transcendance de soi, par le moyen de ce rassemblement derrière un corps politique.
Ces jeunes, en étant le principal moteur de la mobilisation, ont finalement incarné la vie dans cette expérience de mort, à un moment charnière de leur existence où la pandémie leur a en outre fait vivre l’expérience d’une visibilité virtuelle en même temps qu’une invisibilité sociale, fragilisant les contours de leurs appartenances et de leurs identités pourtant en construction. Mais, en s’insérant pour la première fois au sein de la société, la jeunesse a pleinement participé à son renouvellement dans un espace et un temps où une certaine déritualisation l’avait fragilisée.
Vous soulignez l’importance, pour le mouvement nationaliste après 1968, de la théorie postcoloniale et d’auteurs comme Frantz Fanon ou Albert Memmi, notamment avec la publication en 1971 du « livre de chevet » des militants nationalistes : Main basse sur une île. Comment, depuis l’arrêt des actions armées du FLNC en 2014, cette lecture postcoloniale des relations avec Paris peut-elle se justifier ?
Dès la fin des années 1960, le Front régionaliste corse a dénoncé une situation coloniale– dans une optique, pour la société insulaire, de lutte des classes contre le système capitaliste. Les militants ont alors dépeint des situations réelles de mépris au sein d’un territoire considéré comme un décor folklorique et d’une société conditionnée par les médias de masse.
Or les problèmes d’assimilation dont il a été fait état révèlent un rapport complexe des Corses avec leur culture, qui vacille entre une mise en scène tendant à une surethnicisation et un complexe d’infériorité pouvant allant jusqu’au rejet de soi. Si Main basse sur une île a ouvert la voie au « Riacquistu » (1), le mouvement a exprimé par son manifeste les enjeux des luttes contemporaines. Force est de constater que les processus de domination et le manque d’infrastructures décrits dès 1971 demeurent.
Cette réflexion sur la notion de domination continue de révéler une lecture probante de la société corse. Si l’on ne peut parler officiellement de colonialisme, les mécanismes sont pourtant dans leurs fondements les mêmes, sinon proches : un rapport de force qui perdure entre une société dominante et une société dominée. Par ailleurs, le Corse apparaît comme l’Autre, figure édifiée par un système de représentations sous l’emprise de la relation pouvoir-savoir.
Depuis 2015 et la domination électorale et institutionnelle de l’île par la famille nationaliste (autonomiste et indépendantiste), n’assiste-t-on pas à une rupture partielle entre les élus nationalistes et la jeunesse « natio » déçue par le peu de résultats obtenus face à Paris en termes d’autonomie politique ? Avec, pour une partie de cette jeunesse, une vraie tentation de radicalité, voire de reprise de la violence politique… L’État français n’a-t-il pas joué avec le feu, de ce point de vue ?
Au sein du mouvement nationaliste insulaire, l’abandon crescendo de la scène contestataire au profit de rites institutionnels et la prééminence d’une communication technique plutôt qu’humaine ont occasionné une séparation et une distinction entre les élus et les autres. Plus encore, cette prévalence de la technique institutionnelle s’est juxtaposée à un fort registre émotionnel, mobilisé tout particulièrement durant les mandatures précédentes.
La communication politique des élus nationalistes a reposé sur une stratégie aux frontières du marketing de l’authentique. Ils sont devenus des produits de consommation.
La communication politique a reposé sur une stratégie aux frontières du marketing de l’authentique. Les élus sont devenus des produits de consommation : décor, tenue et mise en scène les ont présentés comme les héritiers légitimes d’une histoire militante – le tout bâti sur l’illusion d’une proximité et d’une participation des électeurs. Nous sommes passés d’un témoignage fort des élus, exprimant leur appartenance à la communauté insulaire en 2015, à une communauté qui doit maintenant témoigner de son appartenance aux élus. Parallèlement, la pandémie a provoqué un bouleversement de toutes les strates de la société.
Quelques exemples significatifs le soulignent : l’instabilité d’une économie fondée essentiellement sur le (tout-)tourisme, avec son impact environnemental ; le manque d’infrastructures de santé ; la nécessité d’une autonomie supplémentaire en termes de pouvoir institutionnel, qui permettrait une meilleure prise en charge des problématiques spécifiques à la Corse ; la méfiance de la population insulaire à l’égard de l’État.
Cette situation a ordonné une prédisposition favorable à la reconfiguration advenue lors des récentes mobilisations. Mais le trop-plein de consensus en faveur de la majorité territoriale (nationaliste) a exposé publiquement un débat fictif, déguisé en une participation par monologues interposés. Or il est à mon sens nécessaire de construire un véritable projet politique. Et on ne peut faire l’économie d’une réflexion relative aux rapports entretenus entre le culturel et le politique, le traditionnel et la modernité, et à la relation entre dominant et dominé.
(1) Le « Riacquistu » (« réappropriation », ou « regain »), vraie rupture dans la société insulaire initiée à l’orée des années 1970, fut un mouvement politique et surtout culturel de réappropriation de la langue et de la culture corses. En retrouvant la tradition orale, elle rompt avec les chanteurs populaires corses de l’époque comme Tino Rossi ou Charles Rocchi.
À propos des élus de la famille nationaliste, à la tête des institutions régionales depuis sept ans, lire Politis n° 1698 du 24 mars 2022 (« En Corse, la jeunesse lassée d’attendre » et « En Corse, le dangereux jeu de dupes de Paris ») et n° 1700 du 7 avril 2022 (« En Corse, une « autonomie » tant désirée… et toujours refusée »). Également le n° 1402 du 5 mai 2016, et surtout le n° 1481 du 7 décembre 2017, sur la (nouvelle) victoire des « natios » aux régionales de fin 2017.