La reine : un pieux mensonge
Le décès d’Elizabeth II a donné lieu à une véritable inondation médiatique, sans grand esprit critique ni souci de pluralisme.
dans l’hebdo N° 1723 Acheter ce numéro
Malgré la protection du divin, Elizabeth Windsor a donc été rendue au destin des mortels. Sa longévité avait fini par créer une illusion d’éternité. Il est vrai que plus des trois quarts des Britanniques n’avaient connu que cette reine et n’en imaginaient pas d’autre. On peut comprendre que son décès ait provoqué chez beaucoup une émotion introspective. Les péripéties de la famille royale ont jalonné la vie des plus anciens, et l’album photo est une évocation futile d’un siècle d’histoire. Il fallait donc probablement tenir compte de cette donnée psychologique dans la couverture de l’événement par nos médias. Mais c’est peu dire qu’ils en ont fait trop.
On est toujours gêné qu’une disparition subjugue – au sens littéral de « placer sous le joug » – toute l’actualité. Quand la Terre cesse de tourner, et qu’il n’y a plus d’autre recours pour échapper à la valse des spécialistes que de couper le son et l’image. Pendant cinq jours, les médias audiovisuels se sont comportés en dévots. Un grand moment pour Stéphane Bern. Nous avions connu ça chez nous avec Johnny Hallyday.
Le journal de 20 heures s’est mué en une sorte de tabloïd britannique.
Pardon pour la comparaison ! Mais ce n’est pas tant cette inondation médiatique qui nous a choqués que le contenu du discours qui a accompagné chaque étape de ce long parcours de deuil, depuis Balmoral jusqu’à Westminster, où il n’a été question que de foules éplorées et recueillies, jusqu’à ce moment d’extase quand les deux couples princiers ont semblé se réconcilier aux abords de Buckingham. Nous étions invités à être les dupes de ce qui ressemblait pourtant à une mise en scène.
Le journal de 20 heures était devenu une sorte de tabloïd britannique. La directrice de Point de vue, Adelaïde de Clermont-Tonnerre, était omniprésente sur les écrans de télévision. Juste retour des choses, puisque cette héritière d’une grande famille de nobles est la descendante d’un certain Stanislas de Clermont-Tonnerre, qui défendit Louis XVI et la royauté jusqu’à la dernière extrémité.
Ce qui donnait à nos « talk-shows » un petit côté « Ancien Régime » qui est peut-être plus d’actualité qu’on ne croit. Enfin, tout ça manquait furieusement du plus élémentaire des pluralismes. Qu’étaient devenus tous les Britanniques qui ne se sentaient pas affligés par le deuil ? Qu’étaient devenus les républicains ? On dit qu’ils sont près de 20 % en Angleterre même, et plus parmi les jeunes. Sans parler de l’Écosse et de l’Irlande, où des iconoclastes ont chanté « Lizzy’s in a box » à Dublin, et organisé un concert de klaxons à Londonderry, qui n’a pas oublié le massacre des républicains par l’armée en 1972.
La reine était un pieux mensonge. Elle incarnait une tempérance et une bienveillance en trompe-l’œil dans une société qui est impitoyable et violente.
Sans aller jusqu’à ces marques cruelles d’irrévérence, on aurait pu aller voir du côté des Jamaïcains de Brixton ou des déshérités de Birmingham ou de Liverpool… On aurait pu s’interroger sur cette vague de grèves dans ce pays si merveilleux que l’on nous donnait à admirer ? Où étaient passés Ken Loach et Michael Leigh ? Les pauvres ne manquent pourtant pas en Grande-Bretagne, qui a le pénible privilège d’être sans doute le pays le plus inégalitaire d’Europe (lire l’entretien de Thierry Labica sur la situation outre-Manche et l’arrivée de Liz Truss au 10, Downing Street). Où était la contestation grandissante des frais colossaux d’entretien de la famille, de ses terres, de ses châteaux et de ses écuries ?
Un mot est revenu sans cesse dans les commentaires : stabilité. Que la monarchie britannique soit gage de stabilité ne fait évidemment aucun doute. Ce n’est pas le constat qui peut choquer, mais l’absence de distance avec des valeurs érigées en vertus cardinales. La continuité et le statu quo ne font pas forcément les affaires de ceux qui veulent changer la société dans le sens d’une plus grande justice sociale. À son insu, la reine était un pieux mensonge. Elle incarnait une tempérance et une bienveillance en trompe-l’œil dans une société qui est impitoyable et violente. À cet égard, que le dernier geste d’Elizabeth ait été d’adouber Liz Truss, qui se présente comme l’héritière de Thatcher, a quelque chose de symbolique.
La monarchie de droit divin est l’opium du peuple.
Certes, la reine était tenue au mutisme. Elle ne laissait rien paraître de ses opinions. On imagine seulement qu’elle ne devait pas être communiste… Dans nos démocraties bavardes où la parole politique est souvent décrédibilisée, ce silence obstiné a son charme. Mais l’institution parle d’elle-même, exhalant une morale de conservatisme et de sens du devoir que nos commentateurs ont élevé sans aucune retenue au rang d’exemple pour tout un chacun. Nous sommes bien là dans le discours politique. La monarchie de droit divin est l’opium du peuple, si l’on peut se permettre, en ces circonstances, de citer Marx. « La religion, écrivait-il encore, est le soupir de la créature opprimée. »
Façon de dire que les classes laborieuses, certaines d’entre elles en tout cas, n’échappent pas à une idéologie de la souffrance et du devoir dans cette « vallée de larmes ». Et l’on peut sans peine remplacer « religion » par « monarchie ». Elles ont partie liée. Il n’est donc pas tout à fait vrai que la reine n’avait aucun pouvoir. Son magistère moral n’avait pas besoin de mots – sinon de banalité et de convention, dans lesquelles Elizabeth excellait – pour défendre un ordre social. Pendant cinq jours, les grands médias audiovisuels n’ont rien laissé paraître de cette distorsion de réalité. Ce sera peut-être pour la prochaine fois…
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