L’école de Barbiana, un manifeste pour l’école publique
Dans une lettre à leur institutrice, publiée en 1967, des enfants pauvres italiens déplorent l’échec de l’institution scolaire à accompagner tous les élèves dans la trajectoire de leur choix. Une critique brûlante d’actualité.
dans l’hebdo N° 1723 Acheter ce numéro
Chère Madame,
Vous ne vous rappellerez même pas mon nom. Il est vrai que vous en avez tant recalé. Moi, par contre, j’ai souvent repensé à vous, à vos collègues, à cette institution que vous appelez “l’école” et à tous les jeunes que vous rejetez. Vous nous rejetez dans les champs et à l’usine, puis vous nous oubliez. »
L’École de Barbiana, lettre à une enseignante, avant-propos de Pier Paolo Pasolini, préface de Laurence De Cock, Agone, 208 pages, 19 euros.
C’est ainsi que commence Lettera a una professoressa, publiée en 1967 en Italie, en plein « miracle économique » ; une lettre écrite par huit élèves d’une école particulière, fondée par un prêtre dans une minuscule paroisse montagneuse en Toscane, à Barbiana.
Ils sont huit à avoir été recalés à la fin de la scolarité obligatoire (11 ans) après avoir, pour certains, redoublé plusieurs fois. À Barbiana, ils ne sont pas les paysans pauvres dont l’école publique ne veut pas, ils sont de simples enfants et adolescents en manque d’école. C’est pourquoi Don Milani, leur nouveau maître, s’attache à leur donner l’instruction qu’ils méritent, du lundi au dimanche inclus, afin de les amener aux diplômes du secondaire.
Le texte, tantôt violent, tantôt drôle, ou triste, écrit dans une langue populaire, est reçu comme un pavé dans la mare en Italie.
Mobilisant des pédagogies actives, il redonne aux enfants la curiosité et la joie d’apprendre. Dans leur lettre, ils règlent son compte à cette école publique qui n’a pas voulu d’eux. Et tout y passe : des programmes élitistes et des examens déconnectés du réel, des enseignants petits-bourgeois au service de la reproduction sociale, ou des méthodes scolastiques arriérées.
Le texte, tantôt violent, tantôt drôle, ou triste, écrit dans une langue populaire, est reçu comme un pavé dans la mare en Italie, où il connaît un succès important. Salué par Pier Paolo Pasolini, qui invite les auteurs à débattre, et régulièrement republié, il aurait inspiré à la fois le Mai italien (1968) et les réformes pédagogiques des années 1970.
Du Bourdieu avant l’heure
En France, la réception est autre : immédiatement traduit en 1968, il est accueilli avec enthousiasme par le milieu pédagogique féru d’éducation nouvelle, mais laisse quasiment indifférent le milieu militant radical de gauche, qui lui préfère, quelques années plus tard, Libres Enfants de Summerhill, d’Alexander S. Neill, ou Une société sans école, d’Ivan Illich, deux ouvrages qui, en guise de réponse à ses dysfonctionnements, proposent d’en finir avec l’école publique. Le différentiel d’accueil de cet ouvrage fait réfléchir.
Le récit de ces huit élèves est un discours de classe. Les enfants de Barbiana revendiquent leurs savoirs populaires et fustigent la bourgeoisie qui ne leur accorde que mépris et indifférence. Loin de réclamer la disparition de l’école publique, ils l’interpellent, parce qu’ils ne peuvent compter que sur elle et qu’elle ne remplit pas la mission pour laquelle elle existe : accompagner tous les enfants dans la trajectoire scolaire de leur choix. Au contraire, disent les enfants, chiffres et statistiques à l’appui, elle contribue à perpétuer et à renforcer les inégalités scolaires. Du Bourdieu avant l’heure.
Malgré la cinquantaine d’années qui nous sépare de ce cri collectif, les questions que posent ces jeunes font encore écho aujourd’hui.
La réédition de ce texte par les éditions Agone arrive à point nommé. Malgré la cinquantaine d’années qui nous sépare de ce cri collectif, les questions que posent ces jeunes font encore écho aujourd’hui, particulièrement en cette rentrée désastreuse où le manque d’enseignants touche en priorité les enfants des quartiers populaires et où l’« école du futur » annoncée par Emmanuel Macron laisse présager un démantèlement de ce qu’il nous reste d’école publique, au profit du modèle de la mise en concurrence débridée entre établissements, dont toutes les études de sociologie montrent le caractère désastreux pour les enfants des catégories populaires.
C’est pourquoi la gauche dans son ensemble doit se mettre à l’écoute des enfants de Barbiana du passé et de ceux du présent, dont les familles n’ont pas les moyens de débourser le moindre centime pour profiter des écoles dites « alternatives » qui pullulent dans les quartiers populaires en voie de gentrification. Cette réédition a pour ambition de faire entrer ce livre dans le panel de référence de la critique radicale de l’école en France. Une pierre supplémentaire à l’édifice d’une réhabilitation du rôle de la puissance publique dans la mission d’éducation nationale, seule à même d’envisager la possibilité d’une émancipation sociale de toutes et tous.
Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.
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