Santé : comment le mastodonte Ramsay soigne sa rentabilité

La politique du chiffre appliquée par le géant privé met à mal les conditions de travail comme la prise en charge des patients.

Pauline Gensel  et  Lucas Sarafian  • 7 septembre 2022 abonné·es
Santé : comment le mastodonte Ramsay soigne sa rentabilité
© Une manifestation à l’initiative d’un collectif de maires contre la décision du groupe de faire payer le parking aux visiteurs de la clinique de l’Union, à Toulouse. (Photo : Cédric Janis/Hans Lucas/AFP.)

Ramsay Santé, ce sont encore ses salariés qui en parlent le mieux : « On a affaire à des financiers. Car la santé, c’est un secteur qui rapporte » ; « Ils font de l’argent, c’est tout » ; « On ne parle plus de patients mais de clients. »

Ramsay Santé ? Un mastodonte qui engloutit les cliniques privées à vitesse grand V. En 2010, le groupe australien Ramsay Health Care s’implante discrètement en France en créant une nouvelle filiale, Ramsay Santé. Elle rachète à l’époque huit cliniques en région parisienne. Le groupe compte désormais 154 établissements, répartis dans tout le pays.

En douze ans, Ramsay Santé est devenu le numéro un de l’hospitalisation privée par le nombre d’établissements, dépassant son principal concurrent, Elsan, avec ses 137 hôpitaux et cliniques. Il représente près de 21 % de parts de marché de l’hospitalisation privée en France, pour un chiffre d’affaires annuel de plus de 4 milliards d’euros en juin 2021. Le double de celui de 2011.

Pour croître, le groupe réinvestit les bénéfices qu’il réalise année après année. Les actionnaires ne reçoivent presque aucun dividende, mais la valeur des actions qu’ils détiennent augmente en même temps que les établissements se multiplient. L’ogre sait faire des réserves pour gagner plus à l’avenir. Plus fourmi que cigale. « C’est un rouleau compresseur », confie un salarié.

À la conquête des déserts médicaux

Si le groupe misait jusqu’à présent sur le rachat de cliniques en zone urbaine, il a désormais trouvé de nouveaux territoires à conquérir, abandonnés par les pouvoirs publics : les déserts médicaux. Ramsay Santé entend ainsi développer les « soins de proximité » par le biais de ce qu’il appelle des « centres de soins primaires ». De petites structures pensées pour optimiser le temps médical, grâce à un strict partage des tâches entre médecins, professionnels de santé et administratifs.

« Le médecin doit mener ce qu’il est le seul à pouvoir réaliser, que ce soit en fonction de la réglementation ou du niveau d’expertise nécessaire, explique François Demesmay, directeur innovation médicale et expérience patient chez Ramsay Santé, qui s’exprime au nom du groupe. Ce système permet au médecin de travailler plus intelligemment, pour que l’on puisse en tirer le maximum d’utilité. »

Nom : Ramsay Santé

Maison mère : Ramsay Health Care

Chiffre d’affaires : 4 milliards d’euros (en juin 2021)

Nombre de salariés : 36 000 (en 2019)

Nombre d’établissements : 154

Principaux Actionnaires* : Ramsay Health Care (52,5 %) ; Predica (39,6 %), filiale du Crédit agricole, André Attia (6,59 %), Allianz Global Investors (0,53 %)

*source : Zonebourse.com, 6 septembre 2022.

Cinq de ces centres ont d’ores et déjà ouvert en France, à titre ­d’expérimentation, dans le cadre de l’article 51 de la loi de financement de la Sécurité sociale de 2018, qui autorise les acteurs de la santé à tester de nouvelles méthodes de financement et ­d’organisation.

Inspirés de ce que le groupe a déjà mis en place en Suède, les centres de soins primaires Ramsay Santé expérimentent ainsi un nouveau mode de rémunération, la « tarification à la capitation ». Alors que les établissements sont rémunérés par l’Assurance maladie en fonction du volume et de la nature des actes pratiqués – la tarification à l’activité (T2A) –, cette tarification spécifique repose sur un forfait versé aux établissements en fonction du nombre de patients qu’ils accueillent et de leur typologie – âge, sexe, comorbidités. Que le patient vienne consulter une fois, dix fois ou vingt fois dans l’année, le forfait restera identique.

La tarification à la capitation porte un biais intrinsèque : le tri des patients en fonction de leur rentabilité.

L’objectif : inciter les médecins à mettre l’accent sur la prévention et limiter les prescriptions de soins abusives. Mais la tarification à la capitation porte un biais intrinsèque : le tri des patients en fonction de leur « rentabilité ». « Ce type d’effet a plus de chances de se produire avec des paiements forfaitaires dits prospectifs, que l’on trouve dans certains pays comme le Royaume-Uni, note Yann Videau, maître de conférences en économie à l’université Paris-Est Créteil. La tarification à la capitation incite à sélectionner les patients les moins coûteux, lorsque le forfait ne permet pas de couvrir le coût de prise en charge de certains patients, que l’on renvoie alors vers d’autres modes de prise en charge. »

Ce nouveau mode de rémunération pourrait permettre de fidéliser les patients « rentables » dès leur arrivée dans un centre de soins primaires, tandis que les patients les plus coûteux seraient orientés vers l’hôpital public. « Le malade rentable, c’est celui qui peut avoir des pathologies pas trop lourdes et qui entre très facilement dans un groupe homogène de séjour sur lequel on arrive à réaliser des profits », explique Jean-Paul Domin, économiste et maître de conférences à l’université de Reims Champagne-Ardenne.

Interrogé, Ramsay Santé, par le biais de François Demesmay, réfute cette notion de « patient rentable » : « C’est un mythe. Nous ne savons pas combien le patient va nous coûter avant qu’il ne sorte de chez nous. Si nous nous amusions, comme certaines boîtes de nuit, à refuser les patients à l’entrée, nous n’aurions pas un tiers de nos établissements en situation de déficit. Et nous ferions la une de la presse, à juste titre. »

Course à la rentabilité

La rentabilité, néanmoins, est le maître mot dans les établissements Ramsay. Le groupe s’est spécialisé dans la prise en charge de certaines pathologies, les mieux rémunérées dans la grille de la tarification à l’activité. Jean-Paul Domin donne l’exemple de la chirurgie orthopédique : « La chirurgie de la main est aujourd’hui prise en charge à 68 % par le privé lucratif. Mais progressivement, quand on monte en gravité dans la pathologie, le public prend le relais, pour les opérations plus lourdes et plus techniques, qui nécessitent une durée d’hospitalisation plus longue. »

Le privé garde les services rentables, le public prend le reste. « Les établissements privés à but lucratif peuvent, plus facilement que les établissements publics, se positionner sur des disciplines ou des modes de prise en charge qui vont être plus rémunérateurs au niveau de la tarification à l’activité, confirme Laura Alles, doctorante en économie qui écrit une thèse sur la marchandisation du soin et le capitalisme hospitalier. Ils vont également chercher à contraindre au maximum la durée des séjours, en particulier en développant la chirurgie ambulatoire, dans laquelle le secteur privé à but lucratif est à la pointe. »

 Avec la T2A, les établissements reçoivent un forfait qui sera le même si le patient reste deux ou cinq jours à l’hôpital. Ils vont donc tenter de diminuer au maximum la durée de séjour.

Parce que l’ambulatoire est mieux rémunéré dans la tarification à l’activité, ce mode de prise en charge est privilégié par rapport à l’hospitalisation complète. Le patient arrive le matin, est endormi, puis opéré, et ressort le soir. Le volume d’individus qui peuvent être pris en charge est ainsi augmenté, les frais de personnel sont réduits, les établissements peuvent dégager du profit. « Avec la T2A, les établissements reçoivent un forfait qui sera le même si le patient reste deux ou cinq jours à l’hôpital, précise Laura Alles. Ils vont donc tenter de diminuer au maximum la durée de séjour, pour pouvoir accueillir un nouveau patient et ainsi augmenter les rentrées d’argent. »

Ramsay Santé explique que, si la prise en charge dans ses établissements se fait à 73 % en ambulatoire, c’est dans l’intérêt des patients : « Quand on regarde des cohortes de patients à très grand volume, les taux de complication, les résultats fonctionnels à trois mois, à six mois, la chirurgie ambulatoire apparaît comme la meilleure prise en charge. »

Toujours plus vite

Cette priorité donnée à l’ambulatoire pèse cependant sur les salariés, qui doivent aller toujours plus vite avec toujours moins de personnel. « On nous en demande beaucoup, soupire une infirmière d’un établissement Ramsay Santé en région parisienne. Avant, un patient qui venait pour une prothèse totale de hanche restait trois semaines à la clinique. Maintenant, il reste une journée. C’est un turn-over de lits ingérable. »

Des pratiques qui peuvent aussi avoir des conséquences sur la santé des patients, comme s’en inquiète un salarié de la clinique Monticelli, à Marseille : « Nous faisons 95 % d’ambulatoire dans mon établissement. Cela me semble dangereux. On opère un patient sans avoir de recul par la suite. Qui va prouver que, dans trois ans ou dans six mois, il ne va pas déclencher une maladie nosocomiale ? »

On nous fait faire n’importe quoi. Chez nous, vous payez tout : le parking, le wifi, la nourriture, le café, le peignoir, les petits chaussons…

Pour augmenter leur rentabilité, les établissements Ramsay Santé misent également sur des prestations hôtelières et des services VIP. En fonction de ce que rembourse sa mutuelle, le patient peut opter pour une chambre double, simple ou premium. « Le but, c’est de pouvoir facturer le plus possible des chambres avec un tarif élevé », raconte une kinésithérapeute dans le Sud-Ouest. « On nous fait faire n’importe quoi, assène un préparateur en pharmacie. Chez nous, vous payez tout : le parking, le wifi, la nourriture, le café, le peignoir, les petits chaussons. Vous arrivez à l’accueil et vous choisissez ce que vous voulez dans un catalogue. Ce ne sont plus des patients, mais des clients ».

Les tarifs varient en fonction des établissements, comme l’explique François Demesmay. « Tous n’ont pas le même niveau de confort. Et nous regardons aussi la parité de pouvoir d’achat. Évidemment, les prix des chambres dans nos cliniques parisiennes ne vont pas être les mêmes que ceux de nos cliniques ardéchoises. Parce qu’il y a un certain marché. »

Personnel à flux tendu

Sous pression, les salariés doivent répondre à différents objectifs pour faire du chiffre. « On nous en demande toujours plus, explique une pharmacienne dans l’Est. Là, il va falloir préparer la certification. C’est leur grand truc, la certification. » Une sorte de label délivré par la Haute Autorité de santé tous les deux ans pour évaluer le « niveau de qualité et de sécurité des soins dans les établissements de santé, publics et privés ». Une bonne publicité pour le groupe, qui n’hésite pas à l’afficher sur les sites web de ses établissements. « Mais on sait que, sur le protocole médicamenteux, on n’est pas bons. Nous avons beaucoup de protocoles à suivre, mais nous n’avons pas suffisamment de personnel. »

Des pressions aussi sur le flux quotidien des patients. « On a davantage conscience du prix d’une journée facturée et des objectifs à atteindre, explique une salariée d’un centre de rééducation à Capbreton (Landes). On ne va pas nous demander de recruter des patients. Mais le but, c’est d’avoir un taux de remplissage qui soit le plus élevé possible. »

Tous pointent le manque de personnel et l’immobilisme du groupe face à cette question. « On sent que c’est une histoire d’argent. Il faut que ça rapporte. Les personnes qui partent en retraite ou démissionnent, on les remplace au minimum. Pour un service de médecine et un service de chirurgie, il n’y a qu’une cadre, raconte une salariée qui travaille dans la clinique Drevon, à Dijon (Côte-d’Or). Les infirmières doivent assumer le boulot de l’assistante sociale quand elle n’est pas là et de l’administratif. Ça fait plus de six mois qu’il n’y a plus de chef de bloc. Les gens sont fatigués, épuisés. »

« Une infirmière est suppléée par une aide-soignante qui fait beaucoup plus que ce qu’elle devrait, raconte une salariée d’une clinique de la région toulousaine. Au lieu de trois services de médecine, il n’y en a plus qu’un. Au lieu de cinq services de psychiatrie, plus que trois. »

« C’est un système »

Ces soignants qui ne sont pas remplacés, cet établissement de Seine-Saint-Denis qui fonctionne « en mode dégradé », cette agente d’accueil d’une clinique qui, en plus de répondre au téléphone et d’orienter le public, se retrouve à « rédiger des étiquettes dans les services, à conduire les gens et à s’occuper des entrées aux urgences » lorsqu’elle est seule, cette infirmière et cette aide-­soignante qui doivent parfois gérer 30 malades en gériatrie dans un établissement du même département…

Les témoignages qui attestent des conditions de travail difficiles sont nombreux et viennent de partout en France. « La souffrance au travail est partagée. Ce n’est pas exactement pareil partout. Mais la méthode est là. C’est un système », affirme un membre du comité de groupe.

Pour pallier le manque de personnel, Ramsay Santé a recours à un nombre très important de vacataires et de contrats à durée déterminée.

« On est conscients que c’est compliqué, mais on essaie d’y remédier, répond le service communication. C’est une première dans le privé ou dans le public : nous avons signé avec l’ensemble des partenaires sociaux un accord sur la qualité de vie et les conditions de travail. » Un accord pour quatre ans, que Politis a pu consulter, qui met notamment en place des « commissions de régulation » dans chaque établissement, chargées de suivre les activités des équipes et d’anticiper les éventuels besoins.

Pour pallier le manque de personnel, Ramsay Santé a recours à un nombre très important de vacataires et de contrats à durée déterminée. « Le personnel compte 20 à 35 % de CDD. Et ça peut monter jusqu’à 80 % la nuit », explique un préparateur en pharmacie dans un établissement de la Haute-Garonne. Dans un autre établissement, dans l’Essonne, « la moitié de l’effectif global en temps plein est constituée de vacataires », selon une salariée.

Externalisations et restructurations

Du côté du groupe, François Demesmay estime que les problèmes de recrutement et la pénibilité des métiers du soin sont des phénomènes partagés par l’ensemble des secteurs de la santé. Et n’oublie pas de rappeler les tentatives de Ramsay Santé pour y remédier : « Le groupe a remis pas moins de 20 millions d’euros sur la table pour améliorer les salaires, avec des actions ponctuelles sur les métiers les plus en difficulté. On est même allés rechercher des infirmières à l’étranger parce qu’il n’y a tout simplement pas assez de personnel soignant disponible. »

L’autre moyen de réaliser des économies, pour le numéro un de la santé privée, « c’est l’externalisation à fond », pointe un membre du comité de groupe très au fait des dossiers de Ramsay. En première ligne, la restauration et le ménage. En 2018, un partenariat a été signé pour cinq ans avec Elior pour les « prestations de restauration, d’hôtellerie et de bionettoyage », comme l’explique Véronique Poulon, directrice des achats du groupe, dans un communiqué.

Nous cherchons en permanence des pistes d’optimisation, surtout quand ce n’est pas notre cœur de métier.

Un processus qui permet également de sous-traiter progressivement les activités d’entretien et de maintenance. François Demesmay en convient : « Nous cherchons en permanence des pistes d’optimisation, surtout quand ce n’est pas notre cœur de métier. S’occuper du linge dans une clinique, c’est moins critique que d’avoir du personnel compétent au bloc opératoire. »

Des ressources humaines réduites à peau de chagrin

Les ressources humaines du groupe ont aussi fait l’objet d’une restructuration. Dans les établissements, « les RH se réduisent à peau de chagrin ». Si quelques structures conservent un petit service dédié, la plupart ont été regroupées dès janvier 2018 à Cergy-Pontoise, dans le Val-d’Oise : une mégaplateforme centralisée pour s’occuper des ressources humaines et de la comptabilité de tous les établissements Ramsay Santé de France qui s’est accompagnée d’un plan de licenciement de 200 à 300 personnes, selon les syndicats.

Cette restructuration pose de nombreux problèmes, notamment sur les fiches de paie de salariés qui rapportent des arrêts de maladienon payés, des anomalies quant aux heures supplémentaires et des processus très longs pour régler ces questions. « Créer des pôles pour optimiser, on s’est dit que ce serait plus simple à gérer. Mais l’exécution est plus compliquée que ce qu’on imaginait. Ça reste une bonne idée. Mais, dans la vraie vie, ce n’est pas toujours aussi simple que ça », reconnaît François Demesmay.

En avril, la maison mère de Ramsay Santé, le groupe australien Ramsay Health Care, a fait l’objet des convoitises de KKR, l’un des fonds d’investissement américains les plus importants du monde, qui détient déjà Elsan à plus de 42 %, jusqu’à ce que cette offre d’achat à 14 milliards d’euros soit retirée. Signe, là encore, que la santé est plus que jamais un champ de bataille financier.


Nous remercions Arlette Charlot, animatrice du site Dans la cuisine des patrons, pour son aide précieuse dans l’interprétation des rapports financiers.

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