« Taormine » d’Yves Ravey : le touriste et sa conscience
Le romancier met en scène un couple de vacanciers en Sicile dont la voiture percute un obstacle non identifié. Grave ou pas, la mesure de cet accident est une affaire d’éthique.
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Yves Ravey affectionne les protagonistes aux personnalités douteuses. Par exemple, celui d’Adultère (2021), son avant-dernier roman : patron d’une station-service, il bafoue les droits de son employé et pique de l’argent à sa propre mère.
Taormine, Yves Ravey, Minuit, 139 pages, 16 euros. Simultanément, du même auteur, reparaît en poche, dans la collection « Double » de Minuit, Le Drap (77 p., 6,50 euros), un récit au cordeau sur son père.
Comme nous lui demandions, à l’occasion de la sortie de Trois jours chez ma tante (2015), la raison de ces protagonistes de petite moralité, Yves Ravey avait invoqué la liberté du romancier : pas d’éthique à respecter, donc : « La narration avance à sa guise. Toutes les possibilités sont permises. » On pourrait ajouter que retenir le lecteur avec de tels personnages représente un beau défi, que l’auteur relève de livre et livre.
Melvil est le personnage-narrateur du nouveau roman d’Yves Ravey, Taormine. Il vient d’atterrir avec sa femme, Luisa, à l’aéroport de Catane-Fontanarossa et se dirige, au volant d’une voiture de location, vers la ville balnéaire de Taormine. Le couple sort d’une période difficile où il a failli se séparer, ces vacances siciliennes étant censées poser un baume sur leur récente discorde.
Cependant, le mot « déception » et ses déclinaisons reviennent plus que de raison dans les premières pages (« L’atmosphère n’était pas lumineuse, pas franchement. Pour un premier jour de vacances, c’était même assez décevant »). Ce qui dénote une exigence à la limite du caprice ; ou bien est-ce le comportement de touristes de base.
Faisceau de présomptions
Ayant emprunté, sur un coup de tête, une sortie d’autoroute vite obstruée par des travaux, Melvil, sans visibilité à cause d’un orage, heurte violemment un obstacle. Ayant pourtant mis le véhicule à l’arrêt, il n’en descend pas, redémarre. Et s’en va. Ce n’est que vingt-cinq pages plus loin qu’il constate les dégâts sur la carrosserie, « fortement cabossée ». Puis un article de journal ébranle Melvil et Luisa, car il annonce la mort d’un enfant près de l’endroit où leur voiture a subi ce choc. Un enfant appartenant à un groupe de migrants, que le couple, justement, avait précédemment aperçu.
En ce qui concerne les faits, aucun des personnages ni le lecteur n’en sauront davantage. Même si le faisceau de présomptions est sérieux, Yves Ravey laisse planer un doute. Là n’est pas son sujet. Taormine emprunte moins au polar que certains de ses romans précédents, bien que le nom de famille de Melvil soit Hammett – Ravey a un goût pour les patronymes sortant de l’ordinaire –, qui renseigne davantage sur l’inclination behavioriste (les sentiments du personnage se manifestent par son comportement) de l’auteur. Cette incertitude minimale permet de déplacer la cible : si le livre mène une enquête, c’est sur le rapport de Melvil à sa conscience.
Ravey s’amuse à faire répéter à son personnage cette expression : Soyons clairs, surtout quand il ne l’est pas.
Il est à noter que ce dernier envisage d’emblée le pire. Hypothèse qu’il ne formule pas à haute voix. « J’ai supposé, atteignant presque le bord de la nationale, que ce choc important sur le côté pouvait correspondre à une collision avec un être humain, mais je me suis bien gardé d’en parler à Luisa. » De la même façon, à sa femme qui lui reproche de ne pas être descendu de la voiture après l’accident comme « tout conducteur digne de ce nom », Melvil déclare son désaccord tout en pensant par-devers lui qu’elle a raison.
Toutes paroles s’échappant de sa bouche ne sont que dénégations, manifestations de mauvaise foi, étouffement de sa conscience. Ravey s’amuse à lui faire répéter cette expression : « Soyons clairs », surtout quand il ne l’est pas. Melvil prône l’amnésie. Et, une fois que le journal a livré son information, l’impossibilité du fait : « On a heurté quelque chose, certes, mais enfin, Louisa ! en aucun cas le corps d’un enfant. » Faisant un pas dans l’ignominie, il prétend même que les parents sont responsables de la mise en danger de celui-ci. Et que la police ne se mobilisera pas pour des migrants fraîchement débarqués.
Yves Ravey est un romancier avare en explications psychologiques (adepte en cela du behaviorisme, cité plus haut). Peut-être son personnage ne se comporterait-il pas de la sorte s’il était seul, ou accompagné d’une autre personne que sa femme. Melvil tient à ce que ces vacances soient « réussies », pour raccommoder son couple. Dès la première page – nul hasard –, il dit ceci : « Cela vaut la peine d’être retenu : après ces journées difficiles, nous avions besoin, l’un comme l’autre, de calme et de repos. » Rien ne doit les perturber.
Le tourisme, une façon de ne pas être au monde
En outre, comme souvent dans les romans de l’auteur, une différence de situation sociale sépare les personnages, outre des histoires d’adultères. Alors que sa femme, aisée, fille d’un grand professeur, est chercheuse au CNRS, Melvil est un chômeur qui refuse toutes les propositions d’embauche, au prétexte, par exemple, que tel poste ne prévoit pas de voiture de fonction. S’il ne semble pas éprouver de complexes d’être un homme entretenu, il aime à montrer à sa femme qu’il maîtrise les situations. Même quand il bifurque de la ligne prévue.
Dans Taormine, ville magnifique recelant des merveilles, Melvil tente de retrouver le chemin de la quiétude en faisant réparer en douce la carrosserie du véhicule. On n’en dira pas davantage, sinon qu’entrer dans des combines à la place du demandeur rend vulnérable.
Le tourisme exige l’insouciance. Le tourisme, c’est-à-dire un regard nonchalant de passant furtif, sans autre implication. Au-delà des vacanciers, c’est aussi une façon de ne pas être au monde, de n’y être pour personne, de s’en laver les mains. Il est possible qu’Yves Ravey, dans Taormine, ait aussi pensé à cette grande indifférence qui nous gagne trop facilement si l’on n’y prend garde.