« Un été comme celui-ci deviendra la norme d’ici à 2050 »
Pour le climatologue Christophe Cassou, la conscience de l’urgence climatique a douloureusement progressé cet été, mais les politiques publiques restent encore loin du compte.
dans l’hebdo N° 1722 Acheter ce numéro
Sécheresse, canicules, fonte des glaciers, inondations, incendies… L’inventaire des catastrophes climatiques de l’été 2022 n’est pas achevé et, pourtant, il comporte déjà de dramatiques records. Le Royaume-Uni a déclenché pour la première fois une alerte rouge « chaleur extrême » face au thermomètre approchant les 40 °C. La Chine a connu une vague de chaleur pendant plus de 70 jours consécutifs, le glacier alpin de la Marmolada a succombé aux 10 °C relevés à son sommet…
En France, la sentence de Météo France est tombée le 30 août : l’été 2022 (juin, juillet et août) est le deuxième le plus chaud observé depuis au moins 1900, avec un écart de + 2,3 °C par rapport à la moyenne 1991-2020. Juste derrière celui de 2003, durant lequel la canicule avait fait plus de 15 000 victimes. Christophe Cassou, climatologue, directeur de recherche au CNRS et coauteur du sixième rapport du Giec, livre son analyse de cet été catastrophique qui deviendra la norme d’ici à 2050. Il dresse un constat aussi sévère qu’implacable sur le manque d’ambition politique pour lutter contre le changement climatique.
L’été 2022 est-il le signe que nous assistons à l’accélération du changement climatique ?
Christophe Cassou : Nous ne vivons pas une accélération du changement climatique, mais un changement rapide puisque la température moyenne annuelle de la France augmente environ de 0,1 °C tous les trois ans. L’été que l’on vient de vivre est un avant-goût de ceux de 2050. Pourquoi 2050 ? Cet été, l’anomalie – c’est-à-dire l’écart de température par rapport à une période de référence – devrait se situer autour de 2 ou 2,5 °C.
L’été 2022 a aussi permis de constater les conséquences d’événements composites, c’est-à-dire qui apparaissent en même temps ou qui s’enchaînent.
Il est donc intéressant de regarder dans le futur et de se demander quand cette anomalie de 2 °C deviendra le climat normal. Il s’avère que ce serait vers 2050. Un été exceptionnel comme celui-ci deviendra un été normal vers 2050, c’est-à-dire demain. Nous voyons quelles seront les réalités d’un climat plus chaud de 2 °C… L’été 2022 a aussi permis de constater les conséquences d’événements composites, c’est-à-dire qui apparaissent en même temps ou qui s’enchaînent, donnant un risque final beaucoup plus élevé que s’ils étaient arrivés de manière isolée.
Quels sont ces risques ?
Pour l’Europe, cet été correspond exactement aux risques détaillés dans le dernier rapport du Giec, qui sont de quatre natures. D’abord, les risques liés aux extrêmes chauds, qui comprennent l’excès de mortalité et de morbidité pour l’homme, mais aussi des perturbations très fortes des écosystèmes marins et terrestres, dont les incendies. Le deuxième risque porte sur l’agriculture, avec un effondrement des rendements. Le troisième concerne la pénurie d’eau, que l’on expérimente notamment sur le pourtour méditerranéen.
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Manque le dernier risque, associé aux submersions marines. Pour le moment, nous n’avons pas détecté d’augmentation de la fréquence des tempêtes sur l’Europe due au changement climatique. Mais il est normal qu’une tempête arrive, et alors les inondations côtières découlant de celle-ci seront plus intenses parce que le niveau de la mer monte. Cette année, nous avons coché trois de ces risques liés aux extrêmes chauds avec la vague de chaleur en Méditerranée.
Une petite musique monte à propos des modèles climatiques, qui seraient trop optimistes, qui sous-estimeraient les conséquences du changement climatique. Qu’en pensez-vous ?
C’est un sujet encore débattu dans notre communauté car cela dépend vraiment de la métrique, de l’indicateur pour évaluer ces modèles climatiques. Des études seront menées de manière plus précise, en particulier sur les extrêmes chauds en Europe qui seraient moins intenses dans les modèles que dans la réalité.
Dans tous les cas, l’influence humaine est déterminante et on est plutôt dans la barre haute des modèles sur l’Europe de l’Ouest, en été.
J’insiste pour employer le conditionnel, car des recherches sont en cours. La question est de savoir si ce qu’on est en train de vivre est dû en partie à la variabilité naturelle qui accentuerait l’effet de l’influence humaine de manière temporaire, ou bien si l’influence humaine a été sous-estimée. Dans tous les cas, l’influence humaine est déterminante et on est plutôt dans la barre haute des modèles sur l’Europe de l’Ouest, en été.
Les catastrophes de cet été peuvent-elles contribuer à une prise de conscience écologique plus globale et radicale ?
Je pense que, cet été, cette illusion de toute-puissance est tombée, cette croyance dans le génie humain qui s’accommodera de tous les futurs. Des mythes entretenus par certaines attitudes qu’on appelle le climatorassurisme, ou le technosolutionnisme, qui empêchent de questionner notre « faire société » en se disant « l’homme s’est toujours adapté, la technologie nous aidera ». Donc nous restons dans un discours de l’inaction.
Dans l’imaginaire collectif, les pénuries d’eau ont sûrement été très importantes pour prendre conscience du caractère fini de la ressource. Cela va donc beaucoup plus loin que les débats médiocres et anecdotiques sur les golfs, puisque nous devons nous interroger sur les usages, la répartition d’une ressource finie. Combien pour l’énergie (pour les barrages, pour refroidir les centrales nucléaires) ou pour l’agriculture ? Combien pour les usages récréatifs comme les golfs, les activités de tourisme (canoë, rafting) dont dépendent certaines régions ? Il y a toute une économie à repenser avec ce prisme, en amont des situations de crise.
Qu’est-ce que le climatorassurisme ?
C’est une évolution du climatoscepticisme, puisque le changement climatique est aujourd’hui difficile à nier. On constate une tendance à minimiser l’effet de l’homme sur ces changements en attribuant une partie des effets à la variabilité naturelle, en minimisant la menace. Sur les inondations au Pakistan, certains avancent l’argument que le risque d’exposition aux aléas climatiques n’est pas dû au changement climatique, mais à la démographie galopante du pays…
Le changement climatique n’est pas un problème physique et technique, mais un problème de politique.
Généralement ce sont des groupes qui ne considèrent pas les aspects sociaux et démocratiques liés au changement climatique. Or il existe des inégalités dans la vulnérabilité et dans l’exposition aux risques – avec pour premier déterminant les revenus –, dans la cause des changements climatiques, dans la prise de décision pour l’adaptation et l’atténuation. Beaucoup de personnes raisonnent uniquement en tonnes de CO2 alors que, quand on parle changement climatique, on parle de social ! Je termine toujours mes conférences en disant que le changement climatique n’est pas un problème physique et technique, mais un problème de politique.
Les politiques climatiques actuelles de la France sont-elles à la hauteur pour respecter les engagements de réduction d’émissions de gaz à effet de serre (GES) de l’accord de Paris ?
Je reprendrai les conclusions du Haut Conseil pour le climat (HCC) qui épingle le gouvernement depuis 2019 sur la cohérence des politiques mises en œuvre et sur le fait qu’elles ne sont pas à la hauteur des objectifs de diminution des GES. Il y a toujours ce fossé entre la nécessité de transformation structurelle et une transformation cosmétique incrémentale : on prend les problèmes en silos et on ne les insère pas dans une transformation structurelle.
Ce n’est pas en éteignant le Wi-Fi qu’on va régler le problème du changement climatique.
Le HCC souligne aussi que la France n’a pas respecté les engagements de la stratégie nationale bas carbone votée en 2017. Quant à celle de 2019, elle a diminué les ambitions sur le court terme pour les augmenter vers les années post-2025, selon cette logique consistant à remettre les changements à plus tard. Nous sommes encore dans les petits gestes, dans des discours visant la responsabilité de l’individu ou du consommateur, mais rien ne questionne notre « faire société ».
Or ce sont des enjeux de transformation de nos infrastructures collectives, de nos institutions, des enjeux de changements socioculturels pour in fine transiter vers des modes de vie bas carbone au niveau individuel. Il faut donc des politiques collectives d’urbanisme, des politiques collectives énergétiques, des politiques fiscales, des investissements dans les infrastructures, de nouvelles normes techniques, de nouvelles normes sociales… Ce n’est pas en éteignant le Wi-Fi qu’on va régler le problème du changement climatique.
Est-ce d’abord un manque de moyens financiers ou de volonté politique ?
Le dernier rapport du Giec montre que le coût économique de l’inaction est plus grand que le coût de l’action. Il faut se focaliser sur les enjeux de réorientation des flux financiers vers des transitions. Il est irresponsable de continuer de subventionner ou de financer des projets d’extraction d’énergies fossiles dans la mesure où ces projets ont des durées de vie de l’ordre de quarante ou cinquante ans et nous enferment dans ce système énergétique.
Il faut abandonner des structures ou des investissements dans des projets polluants qui ne sont pas encore rentables.
En parallèle, le changement climatique impose du courage aux décideurs parce qu’il faut abandonner des structures ou des investissements dans des projets polluants qui ne sont pas encore rentables. En clair, il faut fermer dès maintenant les centrales à gaz et à charbon, même si on n’a pas eu de retour sur investissement.
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Comment parvenir à faire basculer de façon radicale les décideurs politiques ?
Peut-être en insistant sur le fait que la lutte contre le changement climatique apporte un tas de cobénéfices, sur la santé, sur les rendements agricoles et sur la réduction des inégalités. Et ça, c’est l’enjeu principal ! Le dernier rapport du Giec indique clairement qu’engager des transformations sans justice sociale, sans solidarité ne passera pas.
On l’a vu avec les gilets jaunes : des taxes régressives déportant le fardeau sur les catégories de population verrouillées dans leur utilisation de la voiture ont abouti à une non-acceptabilité sociale. Il y a donc des enjeux démocratiques essentiels, et les prises de décision doivent être les plus inclusives possibles pour des classes sociales ou des industries.
Il y aura des perdants, mais il faut les minimiser. Par exemple, l’interdiction des voitures thermiques en 2035. Si on continue à avoir un développement d’entreprises qui travaillent sur des moteurs thermiques jusqu’en 2034, cela n’a aucun sens. Il faut anticiper ces fermetures d’entreprises et les accompagner par des mesures sociales. Idem pour les agriculteurs : ils ont une injonction de transformation, de transition, mais ils ne sont pas accompagnés ! J’en ai rencontré beaucoup, notamment dans les Pyrénées, qui sont très fortement touchés par les aléas de cet été et redoutent de tomber dans la précarité.
Qu’avez-vous pensé du traitement médiatique des événements climatiques de cet été ?
Même si l’attribution au changement climatique de ce qu’on était en train de vivre n’était pas suffisamment appuyée, voire n’était pas mentionnée, il y a eu une grande évolution dans les médias. Ils ont pris conscience qu’ils sont aussi des acteurs de cette transition, et certains commencent à remettre en question la norme apprise en école de journalisme qui consiste à présenter de manière la plus objective possible les deux côtés d’une controverse. Or le changement climatique n’est plus une controverse : il y a des faits scientifiques et des croyances, et il est inconcevable de les mettre sur le même plan.
Nous, scientifiques, avons un rôle à jouer pour que la couverture médiatique soit la plus juste et factuelle possible.
Chez les scientifiques, nous sommes de plus en plus nombreux à répondre aux sollicitations médiatiques, parce qu’on note une prolifération des fake news et une accentuation des clivages partisans entretenus par certains médias qui peuvent décourager le développement d’une politique climatique ambitieuse. Le dernier rapport du Giec a clairement montré que les médias façonnent le discours public. Donc nous avons un rôle à jouer pour que la couverture médiatique soit la plus juste et factuelle possible.
Outre les médias classiques, vous multipliez depuis plusieurs années les façons d’informer : livres pédagogiques, train pour le climat, réseaux sociaux, témoignage lors de procès d’activistes pour le climat… Est-il encore temps de miser sur l’éducation et la formation ?
Nous sommes quelques-un·es à tester le mode de communication sur Twitter : Valérie Masson-Delmotte, la géographe Magali Reghezza-Zitt, membre du HCC, l’économiste Céline Guivarch… Nous essayons une approche originale avec de longs fils explicatifs afin d’avoir une autre visibilité, de porter les messages à destination de citoyens qui ne sont pas habitués à venir à des conférences, à parler à des chercheurs.
Les enjeux de formation sont vitaux dans tous les organes de l’État.
Nous tâchons de décrypter autant la démarche scientifique que les résultats, afin de contribuer au développement de l’esprit critique et de fournir les bases pour différencier les faits et les croyances. C’était le principe du train du climat qui sillonnait la France en 2015. Les enjeux de formation sont vitaux dans tous les organes de l’État, dont le système judiciaire. Lors des procès des décrocheurs de portrait, il était important de rappeler les conclusions du rapport du Giec sous serment.
À Auch (1), pendant douze minutes, je me suis livré à une déclaration classique en tant que témoin expert, puis les questions des avocats et des juges ont fusé et j’ai parlé pendant quasiment deux heures dans un tribunal. Des avocats m’ont dit qu’ils auraient besoin de formation pour aborder les contentieux climatiques, qui vont se multiplier ces prochaines années.
Avec d’autres experts et l’ancien député Matthieu Orphelin, vous avez même tenté de former les député·es fraîchement élu·es devant l’Assemblée nationale…
En trente minutes, c’étaient plutôt des formations « premiers secours », mais cela leur a permis de discuter avec des auteurs du Giec, des spécialistes de la biodiversité et des écosystèmes, des experts de la déclinaison nationale de ces grandes conclusions. Il s’agissait de leur montrer que les solutions existent et que leur mise en œuvre dans tous les secteurs permettrait de réduire les émissions de GES.
La question essentielle reste celle du temps : la transition se fera-t-elle plus vite que le changement de génération ?
Il sera toujours impossible de revenir en arrière, mais on aura une stabilisation de la température globale et des extrêmes climatiques au niveau actuel. Nous sommes intégralement responsables du passé, mais aussi intégralement en capacité d’agir pour le futur. Certains ont vraiment pris une claque sur le côté intangible et non négociable du changement climatique ; d’autres sont repartis en considérant toujours qu’on finira par s’adapter. Parmi les jeunes député·es, beaucoup ont cette volonté d’agir, mais ont besoin d’une feuille de route et ont le sentiment d’être un peu perdus face aux défis qui se présentent.
Personnellement, comment avez-vous vécu cet été ?
La charge mentale fut lourde. Cette accumulation des risques qui a émergé jour après jour était assez angoissante. Mais, au fil des conférences que j’ai données, notamment dans les Pyrénées, j’ai vu à quel point cela a touché les gens sur le plan émotionnel, dès les mois de mai et juin, quand on percevait les prémices d’une sécheresse forte. Je ne suis pas encore déprimé ou découragé, car je perçois quand même beaucoup de signaux faibles positifs, dans des communautés de communes en milieu rural, chez des agriculteurs, dans la jeunesse… Ce n’est pas encore organisé, cohérent, mais des choses avancent dans le bon sens. La question essentielle reste celle du temps : la transition se fera-t-elle plus vite que le changement de génération ?
(1) Procès de cinq décrocheurs de portraits en octobre 2020. Ils ont été relaxés.