« Une déshumanisation totale des Palestiniens »

L’analyste politique palestinienne Inès Abdel Razek décrit la situation en Cisjordanie et à Gaza, où les habitants éprouvent « colère et frustration ».

Denis Sieffert  • 21 septembre 2022 abonné·es
« Une déshumanisation totale des Palestiniens »
Une Palestinienne, à Hébron, en novembre 2021.
© Photo : HAZEM BADER / AFP.

Depuis Jérusalem, où elle vit, Inès Abdel Razek, directrice du Palestine Institute for Public Diplomacy, organisation indépendante palestinienne de mobilisation internationale pour les droits des Palestiniens, installée à Ramallah, analyse leur situation d’isolement. Une situation qui les met à la merci de la représentation que font d’eux les gouvernements israélien et occidentaux. Sans rapport avec la réalité.

Quels changements avez-vous perçus au cours des dernières années en Cisjordanie et à Jérusalem, notamment depuis le mandat de Donald Trump ?

Inès Abdel Razek : La normalisation internationale du régime israélien va de pair avec la consolidation de l’apartheid sur le terrain. Cela renforce la culture d’impunité d’Israël, qui se sent plus libre de commettre des exactions, avec l’assentiment international.

La violence n’est pas seulement celle de haute intensité que montrent parfois les médias internationaux lors de bombardements. Ce que les Israéliens appellent « calme » ne l’est jamais pour les Palestiniens et la violence ne s’arrête pas. Depuis le début de l’année, 140 Palestiniens ont été tués par l’armée en Cisjordanie et à Gaza. 

À cela s’ajoutent les démolitions de maisons, l’avancement des constructions de logements dans les colonies, les incarcérations arbitraires, le harcèlement des ONG, les lois ségrégationnistes ou encore la recrudescence de la violence par les colons. Des pogroms sont menés dans des villages palestiniens en toute impunité.

L’armée protège des colons et la politique de répression est soutenue par la population israélienne.

Avez-vous l’impression que l’armée couvre ces exactions ?

Il y a une claire interdépendance entre la violence de l’État et celle des colons, comme le montre un récent rapport de B’Tselem. L’armée protège des colons et la politique de répression est soutenue par la population israélienne. La ghettoïsation et la fragmentation des Palestiniens, particulièrement avec le mur de plus de 700 kilomètres, les infrastructures et les routes séparées ou le blocus de Gaza font que les Israéliens vivent librement et peuvent circuler de la Jordanie jusqu’à Tel-Aviv sans voir un Palestinien ni se préoccuper de leur sort. Il y a une déshumanisation totale des Palestiniens, qui sont vus comme de potentiels « terroristes » plutôt que comme des êtres humains se battant pour leur dignité.

Comment resituez-vous cette situation dans la perspective historique ?

Depuis un siècle, un projet de colonisation de peuplement est en marche, qui s’est institutionnalisé en 1948. Il s’agit de remplacer une population par une autre dans une logique nationaliste. Cela passe par des déplacements massifs de population et un contrôle quasi total sur les ressources naturelles ainsi que par des politiques pour changer la démographie du territoire.

Les Palestiniens, cantonnés dans des petits îlots territoriaux déconnectés les uns des autres, dépendent entièrement du contrôle israélien.

Aujourd’hui, les Palestiniens cantonnés dans des petits îlots territoriaux déconnectés les uns des autres dépendent entièrement du contrôle israélien. Nous achetons l’eau qui se trouve sous la nappe phréatique en Cisjordanie à une compagnie israélienne. Israël contrôle l’électricité, les frontières, l’état civil, la collecte des impôts, les importations et exportations, et y trouve un intérêt économique. Les Palestiniens constituent le premier marché pour les produits israéliens. Pour construire un avenir juste, il faut mettre fin à cette domination coloniale.

On a parlé récemment de nouvelles dispositions pour compliquer l’entrée d’étrangers dans les territoires palestiniens…

Les difficultés que les Palestiniens rencontrent eux-mêmes pour circuler et voyager, et les restrictions imposées aux étrangers pour limiter les liens et la solidarité internationale, font partie du système d’apartheid. Isoler et diviser pour régner : Israël applique cet adage socialement, mais aussi géographiquement. Les accords d’Oslo ont de facto consolidé cette fragmentation en coupant la Cisjordanie en différentes zones (1).

Un citoyen palestinien d’Israël a plus de droits qu’un habitant de Jérusalem, qui lui-même a plus de droits qu’un habitant de Ramallah, qui a plus de droits qu’un Gazaoui…

Les Palestiniens se sont retrouvés piégés dans ces îlots entourés de souveraineté israélienne et de colonies, avec un système complexe de permis nécessaires pour se déplacer et une hiérarchisation des Palestiniens. Un citoyen palestinien d’Israël a plus de droits qu’un habitant de Jérusalem, qui lui-même a plus de droits qu’un habitant de Ramallah, qui a plus de droits qu’un Gazaoui. Le blocus de Gaza ne peut pas être vu indépendamment de cette volonté de fragmentation et d’annexion. Israël renforce les obstacles pour les étrangers aujourd’hui, les conjoints comme les étudiants.

Quelle est la situation morale de la population ?

Il y a une dimension à prendre en compte qui est le contrôle orwellien par le régime israélien. Tant les obstacles pour les étrangers et la collecte des données personnelles que la surveillance permanente des Palestiniens sont construits pour démobiliser politiquement et maintenir un climat de peur.

À Jérusalem-Est, les caméras de surveillance sont partout, et au-delà Israël crée et exporte des logiciels de reconnaissance faciale, de collecte de données biométriques, des logiciels espions tels que Pegasus ou encore Blue Wolf, un logiciel de données dont l’existence a été récemment révélée. Les Palestiniens éprouvent donc une grande frustration et de la colère, mais aussi une certaine apathie politique dans certaines couches de la population, épuisées de se battre au quotidien et maintenues dans la peur du coût à payer pour la mobilisation politique.

Beaucoup de jeunes veulent-ils partir ?

Oui, comme dans tout territoire en proie à l’injustice et à l’absence de liberté. Ce chemin forcé vers l’exil est particulièrement fort à Gaza, où les gens sont dans la survie, sous blocus depuis quinze ans. Certains partagent le sort des migrants qui risquent leur vie pour traverser la Méditerranée. Néanmoins, nombreux sont ceux qui ont une grande volonté de rester par patriotisme.

Il y a une résurgence du soutien à la résistance armée dans la population palestinienne. Beaucoup de jeunes rejoignent ou soutiennent les groupes armés qui se renforcent.

D’un point de vue politique, quelles sont les conséquences de cette situation ?

En complément des départs et de la mobilisation populaire, il y a une résurgence du soutien à la résistance armée dans la population palestinienne. Beaucoup de jeunes rejoignent ou soutiennent les groupes armés qui se renforcent, notamment dans les régions de Naplouse et de Jénine, les grandes villes du nord. Ibrahim Al Nabulsi, ce jeune de 19 ans qui vient d’être assassiné, représentait cette jeunesse qui voit en la lutte armée le seul recours pour faire bouger les choses.

L’idée que le conflit pourrait se reconfigurer autour d’une revendication citoyenne de droits égaux pour tous les habitants du Jourdain à la Méditerranée a-t-elle pris de la consistance ?

Oui, mais dans le sens d’une lutte collective anticoloniale pour la liberté et la dignité. La rhétorique de « deux États » n’a fait que renforcer la séparation et la domination israélienne, perdant toute crédibilité aux yeux des Palestiniens. En l’absence d’un mouvement national unifié, il est difficile de dire quel consensus se dégage, mais nous sommes clairement dans une transition politique où la question de nos droits est centrale sur tout le territoire.

Les Palestiniens aspirent à une vie où ils ne doivent plus se battre pour leurs droits fondamentaux.

Le droit au retour des réfugiés reste fondamental pour l’identité politique palestinienne. Personne ne se réveille le matin en se demandant si un État ou deux États, ce serait mieux, mais les Palestiniens aspirent à une vie où ils ne doivent plus se battre pour leurs droits fondamentaux.

Où en est-on du côté de l’Autorité palestinienne (AP) ?

La création de l’AP avec les accords d’Oslo (1993) a signé la fin de l’OLP. L’AP n’a pas de souveraineté et ne contrôle que les affaires civiles dans 16 % de la Cisjordanie fragmentée, tandis qu’à Gaza c’est le Hamas qui domine sous blocus israélien. Une refonte totale du système politique est nécessaire afin de permettre aux Palestiniens d’exprimer leur droit à l’autodétermination.

L’AP est d’un grand intérêt pour Israël, car elle permet le maintien du statu quo. Une poignée de dirigeants contrôlent les décisions et leur survie politique dépend de l’assentiment d’Israël, qui soutient les forces de sécurité. Les gens sont favorables à plus de 70 % à l’idée d’élections, mais sans aucune confiance dans le fonctionnement des institutions elles-mêmes. Ni les Israéliens ni les Américains n’y voient un intérêt.

Que pense-t-on sur place de l’attitude de la communauté internationale ?

Il existe un fort sentiment d’abandon au sein de la société palestinienne. La France elle-même est incapable de faire sortir un de ses citoyens de prison (2), ce qui traduit une absence de volonté politique. Une fracture existe entre la réalité sur le terrain, où l’apartheid empire chaque jour, et la coopération politique et matérielle des États-Unis et des Européens avec Israël. Yaïr Lapid, le Premier ministre d’un gouvernement israélien qui n’a fait que renforcer la répression et la colonisation, a été reçu chaleureusement à Paris. L’Union européenne reste le plus grand partenaire commercial d’Israël. Des accords gaziers sont annoncés.

Cela fait des années que les Palestiniens se battent pour le boycott d’Israël, et en deux semaines le monde entier arrive à boycotter la Russie.

Les quelques reconnaissances obtenues à l’ONU par les Palestiniens n’ont rien changé à la réalité sur le terrain. La réponse immédiate et sans appel à l’invasion de l’Ukraine par la Russie a renforcé cette frustration. Il y a un deux poids deux mesures concernant le droit international.

Cela fait des années que les Palestiniens se battent pour le boycott d’Israël, et en deux semaines le monde entier arrive à boycotter la Russie. Peu importe les différences que l’on peut dessiner entre les deux situations : l’abandon des principes et des valeurs repose sur un fond néocolonial et raciste. Nous avons été pris dans cet étau de la guerre contre le terrorisme, qui a été instrumentalisée pour faire oublier que nous sommes dans une lutte pour notre liberté et nos droits.


(1) Les accords d’Oslo, de septembre 1993, ont divisé la Cisjordanie en trois zones. Les villes sont sous administration palestinienne. Les deux autres zones sont sous administration mixte ou totalement sous contrôle israélien.

(2) Allusion à l’avocat franco-palestinien Salah Hamouri, détenu sans procès depuis le mois de mars, après deux autres longues périodes de détention en 2005 et 2017.

Photo Inès Abdel Razek : DR.

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