5 ans de #MeToo : comment lutter contre le harcèlement sexuel d’ambiance ?
Les environnements de travail dégradés par des comportements salaces entraînent de la souffrance. En dépit d’outils juridiques et de dispositifs de soutien, peu de victimes dénoncent ces faits.
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5 ans de #MeToo : les femmes étrangères, victimes à plus d’un titre 5 ans de #MeToo : « On a trop individualisé le combat féministe » 5 ans de #MeToo : ne rien lâcher !Diffusion de films X pendant la pause déjeuner, gage pour les nouvelles arrivées consistant à mimer des fellations avec des godemichés, mains aux fesses ou sur les seins, propos obscènes… Devant le conseil de prud’hommes de Paris le 29 septembre, les avocates de Sabine ne manquent pas d’exemples pour décrire *l’ambiance pornographique__ entretenue par Julien Casiro au sein de l’agence de publicité Braaxe – désormais rebaptisée Life Like Conseil –, dont il est le fondateur.
Neuf salariés ont témoigné dans le dossier de leur cliente. La trentenaire est la seule à poursuivre son ex-employeur pour harcèlement sexuel et moral. Des écrits attestent qu’elle a, par exemple, photographié son anus contre une prime de 1 000 euros. Pour la partie adverse, la relation était réciproque, il n’existait donc pas de harcèlement.
Pendant six ans, des centaines de messages ont été échangés entre les deux protagonistes. « C’est elle qui va le chercher constamment », défend Pauline Chanel, conseil de Braaxe, qui cite plusieurs textos ambigus. « Céder n’est pas consentir, martèle Élise Fabing, l’une des avocates de la requérante. Ma cliente était complètement sous emprise. Il y a une domination intellectuelle et économique dans ce dossier. Ne pas le reconnaître, c’est nier le rapport de force entre un salarié et son employeur », argumente-t-elle en ajoutant : « Elle était salariée, jeune, elle commençait. [Julien] Casiro était plus vieux, avait beaucoup de succès, il était n° 2 du syndicat des agences de communication. Donc, forcément, elle faisait tout pour lui plaire. »
Cette affaire, très médiatisée après sa révélation sur le compte Instagram #Balancetonagency, devrait connaître un dénouement le 14 novembre, date du délibéré des prud’hommes. Au-delà de ses spécificités, elle renvoie, selon Marilyn Baldeck, la déléguée générale de l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), à des ambiances de travail « excessivement banales » favorisées par l’organisation des bureaux en espaces ouverts.
Quand on est plongé dans ces ambiances de travail, c’est difficile de comprendre qu’on est légitime à les faire cesser.
Depuis un arrêt de la cour d’appel d’Orléans de février 2017, toute personne qui évolue dans ces environnements marqués par des comportements ou propos à connotation sexiste ou sexuelle peut, sans être visée directement, être reconnue victime de harcèlement sexuel.
« Mémo de vie » : une plateforme pour ne pas oublier
Lancée en 2020, cette plateforme numérique gratuite et sécurisée offre aux victimes ou aux témoins de violences physiques, morales ou sexuelles la possibilité de raconter leur vécu et de sauvegarder des documents.« Cela permet de ne pas oublier, mais aussi de mettre en lumière l’impact de ces faits sur l’humeur_, expose Victoire Deveau, chargée de projet au sein de l’association France Victimes. _Les différentes fonctionnalités aident les utilisateurs à relier des problèmes de santé, d’anxiété par exemple, aux événements vécus. »
Dans les cas de harcèlement sexuel d’ambiance, il est possible de différencier les auteurs, ce qui permet de mieux cerner le rôle de chacun dans ces circonstances. La victime peut ainsi s’emparer d’un « outil qui lui est dédié et, potentiellement, s’en servir pour des démarches juridiques, sociales ou psychologiques », ajoute Olivia Mons, porte-parole de France Victimes. Un annuaire et une bibliothèque constituée d’articles sur le sujet sont également accessibles.
« Quand on est plongé dans ces ambiances de travail, c’est difficile de comprendre qu’on est légitime à les faire cesser, car on a l’impression d’être seul. On n’imagine pas qu’il y ait des outils juridiques pour les combattre. Cet arrêt demeure relativement isolé, même si nous travaillons à ce qu’il le soit de moins en moins », souligne Marilyn Baldeck, qui mentionne la condamnation, le 26 février 2021, du gérant d’une start-up par le tribunal correctionnel de Paris pour agression sexuelle.
La plaignante avait, dans un premier temps, participé à l’ambiance sexualisée instaurée dans la société (abonnement au site pornhub offert aux salariés à Noël, photomontages pornographiques…). « Elle était dans un phénomène de mimétisme par rapport à la culture dominante de cette entreprise composée de salariés du même âge, sortant des mêmes écoles. C’était la condition pour pouvoir travailler normalement, ne pas être au ban du collectif de travail, avoir accès à des informations stratégiques, participer aux moments de socialisation », analyse la déléguée générale de l’AVFT.
Sensibiliser les employeurs
L’association soutient actuellement trois autres victimes de harcèlement sexuel d’ambiance dans le secteur privé et public. « Nous les aidons à constituer un récit précis, circonstancié, chronologique, qui correspond aux attendus juridiques en la matière. Parallèlement, nous travaillons à la collecte de faisceaux d’indices », poursuit Marilyn Baldeck.
Échanges de mails, de SMS avec des proches, dossier médical, contacts avec des associations et même, à certaines conditions, enregistrements clandestins peuvent être présentés lors d’une procédure pour prouver les faits. Encore faut-il que ces derniers soient en premier lieu qualifiés.
Dans les centres d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF), des juristes apportent ainsi leur expertise pour épauler les victimes dans cette étape. Ont-elles subi des agissements sexistes, un outrage sexiste, un harcèlement sexuel, une agression sexuelle ?
Au-delà de l’aspect judiciaire, les 98 CIDFF, qui fêtent leurs 50 ans cet automne, offrent aussi sur tout le territoire un accompagnement social et psychologique à travers des groupes de parole. « L’idée est d’aider les femmes à se reconstruire, à conscientiser ces violences comme des violences systémiques, à partager leur vécu avec d’autres femmes qui ont subi les mêmes agissements. Nous pouvons aussi être amenés à proposer une aide à la recherche d’emploi ou au maintien dans l’emploi, car dénoncer les violences subies est souvent un risque pour leur carrière professionnelle », détaille Clémence Pajot, la directrice générale de la fédération nationale des CIDFF.
Les CIDFF ont enregistré, entre 2020 et 2021, une hausse de 22 % des demandes de femmes dénonçant des violences au travail.
Ces structures ont enregistré, entre 2020 et 2021, une hausse de 22 % des demandes de femmes dénonçant des violences au travail. Les environnements sexualisés et humiliants « sont beaucoup plus répandus que ce que nous pouvons imaginer, y compris dans des milieux considérés comme progressistes », affirme la responsable, dont l’objectif est aussi de changer le regard des employeurs.
Le risque d’une atteinte à leur réputation ou d’une condamnation à verser des indemnités au titre du non-respect de l’obligation de prévention et de sécurité de leurs travailleurs ou pour harcèlement sexuel, notion qui s’est élargie aux propos ou comportements à connotation sexiste dans le code pénal en mars 2022, conduit de plus en plus d’entre eux à s’emparer du sujet.
Enquêtes administratives
« Ce problème est pris très au sérieux chez mes clients », confirme Hélène Daher avocate en droit social auprès des sociétés. En cas de suspicion, elle recommande de diligenter une enquête. « Cela refroidit un peu les potentiels auteurs et montre la détermination de l’employeur », assure-t-elle en rappelant que le code du travail a élargi, depuis le printemps, les situations dans lesquelles le harcèlement sexuel peut être constitué quand il est commis par plusieurs auteurs. Hélène Daher prône aussi la formation des équipes, car « certains ne se rendent pas compte des limites à ne pas franchir ».
Ces enjeux de sensibilisation se posent également dans la fonction publique, notamment territoriale. « Depuis 2020, toutes les collectivités ont l’obligation de mettre en place une cellule de signalement et de traitement », précise Émilie Nicot, vice-présidente de l’association des DRH des grandes collectivités. Les enquêtes administratives activées par les DRH peuvent mener à la révocation.
Nous avons encore un long chemin à parcourir pour permettre aux femmes de travailler dans des environnements sains, dénués de tout sexisme.
Tous ces dispositifs en interne doivent permettre la libération de la parole et la prise en charge de ces situations dans le monde du travail. Mais, si le mouvement #Metoo a éveillé les consciences, la reconnaissance accordée aux victimes et les réparations concédées sont encore insuffisantes, selon plusieurs acteurs travaillant sur ces violences.
« Sur les affaires de harcèlement sexuel en général, nous avons 80 % de classements sans suite », rappelle Clémence Pajot, qui conclut : « Nous avons une jurisprudence, la loi évolue, mais nous avons encore un long chemin à parcourir pour permettre aux femmes de travailler dans des environnements sains, dénués de tout sexisme. »