À La Clusaz, la mégabassine prend l’eau
En Haute-Savoie, associations et militants occupent un bois où un projet de retenue collinaire cristallise les tensions sur fond de « transition de la montagne ».
dans l’hebdo N° 1728 Acheter ce numéro
Au cœur du bois de la Colombière, au bord du domaine skiable de La Clusaz, un puissant « à table ! » résonne dans l’air frais de la montagne. Aussitôt, un petit garçon surgit du haut de son arbre pour partager un bon repas avec des adultes encagoulés. Il y a à peine trois semaines, la forêt était paisible et seuls les promeneurs s’y aventuraient. Aujourd’hui, des dizaines de militants s’y affairent à la construction de cabanes et de barricades pour protéger cet espace naturel, menacé par l’imminence des travaux de construction d’une mégabassine.
Le 19 septembre, le préfet signait la déclaration d’utilité publique autorisant la mairie à mener à bien son projet, pourtant décrié à de multiples reprises. L’automne dernier, déjà, le verdict de l’enquête publique était tombé : 76 % d’observations s’opposant au projet sur plus de 1 800 formulaires récoltés.
Quelques mois plus tard, une poignée de membres d’Extinction Rebellion Annecy bravaient la neige en occupant le bois durant deux semaines, obtenant ainsi le report des travaux. Cet été encore, le réseau de luttes locales des Soulèvements de la Terre appelait à une grande marche dans le cadre de sa campagne « Grondement des cimes ». Quant à la pétition du collectif Nouvelle Montagne, mobilisé « pour une transition durable des territoires montagnards », elle comptabilise aujourd’hui 60 000 signatures.
« Cluzad » dans les sapins
Les autorités locales n’en démordent pourtant pas : cette retenue collinaire est indispensable à l’activité de la commune. Systématiquement, le maire Didier Thévenet réaffirme le besoin de « faire vivre son village ».
Et, de fait, un tiers du volume de l’installation permettra d’alimenter en eau potable la population de la ville, victime de la géographie locale qui empêche le stockage dans les nappes phréatiques. Mais, pour les militants, le volet eau potable n’est qu’une excuse pour obtenir des dérogations au code de l’environnement.
En pratique, la station compte déjà quatre bassines d’une capacité totale de 270 000 mètres cubes. Les quelque 148 000 litres d’eau (l’équivalent de 60 piscines olympiques) qui seront stockés dans la nouvelle bassine permettront en priorité le bon fonctionnement des canons à neige artificielle de la station.
Le petit village de La Clusaz – 1 900 habitants à l’année – attire jusqu’à 25 000 personnes en haute saison. Pour pallier les effets du dérèglement climatique, le modèle économique de la station dépend pleinement de la neige de culture, qui représente déjà 27 % du domaine skiable.
Reboiser 0,3 hectare quand on en détruit 8… La biodiversité ça ne se compense pas, ils font un gros trou et mettent un petit pansement !
À la lisière du bois, sur le sentier qui pénètre dans la dénommée « Cluzad », flotte entre deux sapins une banderole où l’on peut lire « Retenue collinaire : tout schuss dans le mur ». Face aux 7 % de Français skieurs, la destruction de la zone humide, une tourbière classée Natura 2000, et de ses 58 espèces protégées semble être « le symbole d’un aménagement de la montagne d’un autre temps », affirme France Nature Environnement dans son communiqué du 21 septembre.
Pour apaiser la critique, des mesures compensatoires ont été promises, notamment la reconstruction d’une zone humide et d’une aire laissée à son évolution naturelle (îlot de sénescence). Ces propositions ne convainquent pas Meige, assise au coin du feu, qui grommelle : « Ils sont mimi, mais reboiser 0,3 hectare quand on en détruit 8… La biodiversité ça ne se compense pas, ils font un gros trou et mettent un petit -pansement ! »
Tourisme quatre saisons
Toutefois, rien ne semble pouvoir freiner cette fuite en avant de l’industrie du ski. Il y a un an, Laurent Wauquiez, le président LR de la région Auvergne-Rhône-Alpes, présentait son plan Montagne II. Les investissements à hauteur de 100 millions d’euros sécurisent l’enneigement artificiel dans plus de 90 stations.
À La Clusaz, les promoteurs immobiliers aussi sont rassurés : l’attractivité du complexe immobilier en construction en contrebas du bois est assurée pour encore plusieurs décennies. La perspective d’un tourisme « quatre saisons » en fait rêver plus d’un, et le collectif Fier-Aravis se questionne : « Veut-on transformer notre montagne en parc d’attractions, été comme hiver, pour rentabiliser les remontées mécaniques ? »
L’accaparement de l’eau vient cristalliser les tensions autour de la transition de la montagne. Aujourd’hui, « on agite la peur de la sécheresse et de la fin du ski pour empêcher les prises de décision radicales », affirme Valérie Paumier, monitrice et membre active du collectif Sauvons le plateau de Beauregard.
On investit, donc il faut rentabiliser avec d’autres investissements, c’est un cercle vicieux dont on ne sort plus.
Assise dans l’herbe aux côtés d’un élu EELV venu apporter son soutien, elle fulmine : « On investit, donc il faut rentabiliser avec d’autres investissements, c’est un cercle vicieux dont on ne sort plus. » Elle constate que pendant la crise sanitaire, malgré la fermeture des pistes, « les gens venaient quand même, c’est là qu’il aurait fallu oser amorcer de vrais changements ».
Pas évident de se projeter dans l’après quand les pouvoirs locaux concernés ne facilitent pas l’affaire : le 9 septembre, l’École du ski français envoyait un courrier à tous ses membres, s’alarmant du « skibashing » présent dans les médias et sur les réseaux sociaux.
Les agriculteurs reviennent eux aussi au cœur du débat. Marie-Louise Donzel, présidente du Syndicat interprofessionnel du reblochon, membre du conseil départemental et partisane de la mégabassine, est présentée dans les médias comme l’interlocutrice principale pour porter la parole des populations agricoles. Premiers demandeurs de réserves d’eau en France, mais aussi grands concernés par les questions environnementales, les agriculteurs ont un positionnement crucial dans le conflit.
Cependant, d’autres voix, dans la profession, se font entendre. Raphaël Baltassat, membre de la Confédération paysanne, est clair : « On le saurait si tout ça, c’était pour les vaches ! », avant d’ajouter : « Si c’était vraiment pour l’agriculture, on agirait autrement. Attaquer des secteurs pour essayer d’en sauver d’autres, ce n’est pas viable. » Dans un communiqué, le syndicat paysan soutient que la retenue ne serait ni accessible aux alpagistes pour abreuver les animaux, ni disponible pour les fermes de la vallée, car l’eau serait impropre à la fabrication fromagère.
Menaces et omerta
Les militants apprécient les soutiens discrets et ont conscience des risques auxquels ils s’exposent en élevant la voix. Car la mobilisation effraie, et taquine l’omerta qui règne au cœur de la montagne. Plusieurs fois, des menaces ont été proférées à l’encontre des opposants au projet, menant à des procédures judiciaires toujours en cours.
Le fait le plus marquant reste un élu s’exclamant, sur une vidéo consultée par Le Dauphiné libéré : « J’espère que tu vas te prendre un coup de fusil dans la tête. » Sur les réseaux sociaux, l’élu d’Annecy Guillaume Tatu, qui communique régulièrement en faveur de l’occupation, est maintenant menacé de « se faire péter les jambes ». De nombreux soupçons de prise illégale d’intérêts circulent mais, pour l’instant, la loi du silence semble avoir de beaux jours devant elle.
En réponse, les occupants du bois se concertent : Ingrid est convaincue que « le fond du problème, c’est ce nœud démocratique. Nous, on demande un vrai espace de discussion ». Présent sur place ce jour-là et interpellé par une militante, Jean François Coulomme, député savoyard de La France insoumise, affirme qu’il « [se] mobilise le plus possible depuis l’Hémicycle ».
On n’a jamais été écoutés et des solutions ont été écartées immédiatement, comme la possibilité de forer une nappe phréatique à proximité.
La Cluzad espère voir naître de nouveaux dispositifs de démocratie participative et porte un projet d’assemblée sur le thème de l’eau comme ressource publique, qui devrait se tenir courant novembre. « Il faut que nous puissions réfléchir à nos besoins en tant que territoire, trouver des solutions pérennes ensemble, souligne Meige. On n’a jamais été écoutés et des solutions ont été écartées immédiatement, comme la possibilité de forer une nappe phréatique à proximité pour approvisionner la commune en eau potable. »
L’année passée, une instance non officielle d’échange se formait sous le nom d’États généraux de la transition de la montagne, qui en appelait à tourner l’activité économique vers la valorisation et la conservation « des paysages, de l’architecture et de l’histoire des territoires ». La mobilisation donne un nouveau souffle aux habitants affligés. Valérie confie, à propos des zadistes : « Ils sont super, ces jeunes. Un jour, je me suis retrouvée à faire une formation de désobéissance civile et j’ai eu le déclic. Je regrette de ne pas m’y être mise plus tôt. »
Les activistes espèrent tenir jusqu’au 1er décembre, date limite après laquelle les bûcherons ne peuvent plus venir travailler, ou « jusqu’à ce que le maire abandonne de lui-même et fasse des excuses publiques », relève Ingrid, sarcastique. En attendant, cinq associations ont déposé un référé suspensif auprès du tribunal administratif de Grenoble. Le verdict est attendu pour ce 20 octobre.
Pour aller plus loin
Avec le soutien de Politis, le documentaire De l’eau jaillit le feu de Fabien Mazzocco (76 minutes, 2023, production Mauvaises Graines & Mona Lisa Production, sortie nationale le 31 mai 2023).
Dans le marais poitevin, des milliers de personnes sont aujourd’hui engagées dans une lutte contre un projet de mégabassines. Fabien Mazzocco a filmé ce territoire et ses habitants pendant 20 ans et documente comment une zone paisible est devenue l’épicentre d’une véritable guerre de l’eau.