Aides à la presse : vous avez dit « assistés » ?
En 2020 et 2021, l’État a distribué 196 millions d’euros à quatre cents journaux et magazines, parmi lesquels d’importants titres, comme Le Figaro ou Le Point, qui se signalent par leur acharnement contre la « dépense publique » et les « allocs »
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Depuis 2012, et « dans un souci de transparence », le ministère de la Culture et de la Communication publie en principe tous les ans la liste des journaux et magazines ayant reçu, au cours de l’année précédente, des aides publiques de l’État : ces dernières ont pour fonction originelle de contribuer à la bonne information du public.
En 2021, cependant – et par l’effet, probablement, d’une omission –, la liste des publications ayant bénéficié de ces subsides en 2020 n’avait pas été rendue publique. Cet oubli vient d’être réparé : le ministère l’a enfin mise en ligne le 2 septembre – en même temps que celle des publications aidées par l’État en 2021.
Et comme à chaque fois, on trouve parmi les principaux bénéficiaires de cette générosité bien ordonnée des titres qui font de cette manne un usage très particulier, puisqu’elle sponsorise notamment leurs appels réguliers à réduire la dépense publique ou à durcir les contrôles – et le cas échéant les sanctions – visant les allocataires de minima sociaux et les chômeurs.
Comme l’hebdomadaire Le Point, propriété du milliardaire François Pinault, qui, le 30 août, ovationnait Laurent Wauquiez, président (LR) de la région Auvergne-Rhône-Alpes – lequel venait de se féliciter d’avoir, dix ans plus tôt, dénoncé ce qu’il appelait alors « le cancer de l’assistanat ».
Ou comme Le Figaro, propriété du groupe Dassault, qui, six jours plus tard, le 5 septembre, publiait quant à lui une tribune sobrement titrée : « Versement automatique des aides sociales : après l’impôt à la source, “l’assistanat à la source” ? » Son autrice, fiscaliste, soutenait que la « solidarité à la source », qui sera expérimentée par le gouvernement à partir de l’année prochaine et vise à automatiser le versement des aides sociales, « infantilise les potentiels bénéficiaires et les empêche de se soustraire à l’aide de l’État ».
« Supprimer toutes les aides »
De telles proférations sont tout sauf nouvelles : elles s’inscrivent au contraire dans une déjà longue histoire. Depuis des années, en effet, ces deux publications – parmi d’autres, mais avec une obstination particulière – multiplient, au risque parfois de l’inexactitude, les imprécations contre les bénéficiaires de l’allocation-chômage et des minima sociaux, régulièrement présentés comme des « assistés », et ne restent jamais plus de quelques semaines sans exiger une réduction drastique des « dépenses publiques ».
Pour le vérifier, il faut remonter le temps – jusqu’en 2006, par exemple. Cette année-là, Le Point, alors dirigé par l’éditocrate Franz-Olivier Giesbert, instruit, dans un numéro dont la couverture proclame que « l’aide à l’emploi tue l’emploi », le procès de celles et ceux qu’il appelle les « tricheurs du chômage ».
Pas de chance : l’association Acrimed apporte la démonstration qu’en fait de tricherie l’hebdomadaire ne démontre aucunement l’existence de la fraude massive aux allocations qu’il prétend dénoncer. Mais cela ne l’empêche nullement de réclamer plus de « contrôles » et de « sanctions » contre les chômeurs, pour « moraliser le social ».
Cinq ans plus tard, en 2011, le très droitier supplément hebdomadaire du Figaro, dont le patron est alors Serge Dassault – qui se répand régulièrement en imprécations contre « la dépense publique » et appelle très ouvertement à « supprimer toutes les aides » sociales –, se livre à une fustigation un rien exaltée de « la France des assistés » : le magazine soutient notamment que « les allocs découragent le travail » et demande au gouvernement de s’attaquer au RSA.
Un important poste budgétaire échappe depuis toujours à la vigilance et à la vindicte de cette presse rancuneuse, même lorsqu’il provoque l’effarement de la Cour des comptes : c’est celui des aides publiques à la presse.
Et ça continue : en 2013, Le Point, peut-être piqué par cette concurrence, réplique et dénonce à son tour « les assistés » et « le grand délire des allocations ». Mauvaise pioche, là encore : Politis démontre que l’hebdomadaire « s’appuie sur des données en partie fausses, rarement sourcées et compilées au profit d’une thèse ultralibérale ».
Mais la mise en évidence de ces légèretés – pour le dire très gentiment – n’est d’aucun effet, et Le Point et Le Figaro continueront l’un comme l’autre, année après année, et comme si de rien n’était, à vitupérer contre un État jugé trop dépensier, qui selon eux se montre beaucoup trop généreux de ses « allocs » et autres minima sociaux.
Très logiquement, ces deux titres – ce ne sont pas les seuls – communient aussi dans une même célébration des avis et rapports de la Cour des comptes, à chaque fois que cette vénérable institution, devenue au fil des ans une machine de guerre idéologique au service des politiques d’austérité, dénonce ce qu’elle présente comme des gabegies de l’État français.
Mais un important poste budgétaire échappe depuis toujours à la vigilance et à la vindicte de cette presse rancuneuse, même lorsqu’il provoque l’effarement de la plus haute juridiction financière française : c’est celui des aides publiques à la presse.
Conclusions accablantes
En 2013, la Cour des comptes a ainsi publié un dense rapport intégralement consacré à ces libéralités. Il en ressortait, principalement, que ces aides, mal évaluées, n’avaient « pas démontré leur utilité, puisque », en dépit de leur forte augmentation entre 2009 et 2011, « la crise de la presse persist[ait] et s’accroi[ssait] ». Mais, curieusement, la presse de droite, habituellement prompte à publier de luxuriantes exégèses après chaque notule de cette juridiction, n’a guère épilogué sur ces conclusions accablantes. Cinq ans plus tard, en 2018, la Cour s’est de nouveau penchée, dans son rapport annuel, sur « les aides à la presse écrite », d’un « montant total en 2017 » estimé à 1,8 milliard d’euros – une coquette somme.
Bien entendu, Le Figaro et Le Point n’ont pas jugé utile de trop s’étendre sur ce nouveau document – qui était pourtant fort édifiant, et qui mérite donc d’être relu.
En 2018, la Cour des comptes prônait une « approche plus ciblée du soutien » étatique.
La Cour prenait d’abord acte de « la mise en œuvre de certaines de ses recommandations ». Elle constatait, notamment, que « le coût du dispositif d’aide » à la presse « pour les finances publiques » avait un peu « diminué » depuis 2013. Mais, aussitôt après, elle assénait : « Fondé sur des principes anciens et élargi par strates successives, ce dispositif a, en réalité, peu évolué. Il reste foisonnant, insuffisamment transparent, et d’un impact incertain. » Et de préciser : « Des adaptations de ce dispositif demeurent donc nécessaires, ne serait-ce que pour en corriger les insuffisances persistantes. »
La Cour, constatant que les titres de « la presse d’information politique et générale (IPG) » – qui comprend notamment la presse quotidienne nationale – subissaient « une attrition continue de leur diffusion et de leurs ventes, tandis que la presse spécialisée grand public » était « passée en trente ans de 750 à 2 000 titres », préconisait ainsi, « moyennant le recueil de données permettant d’objectiver les différences de situation », d’« envisager une approche plus ciblée du soutien » étatique.
Elle ajoutait : « En outre, l’évolution des pratiques de consommation consécutives à l’usage de plus en plus répandu des supports numériques invite à poser la question d’une prise en considération, par les pouvoirs publics, des enjeux auxquels celle-ci expose l’avenir de la presse écrite, et singulièrement de la presse IPG. »
Assistanat bien ordonné commence par soi-même.
En somme, la Cour des comptes proposait, à mots à peine couverts, de réévaluer, pour éventuellement le réduire, le montant des aides allouées à cette même presse. Et, bien sûr, cette suggestion a souverainement déplu au Syndicat de la presse quotidienne nationale (SPQN) – où siège notamment le directeur général du Figaro –, qui a aussitôt répondu, sans lésiner sur les grands mots, que « le ciblage des aides sur la presse quotidienne et IPG est justifié » et que, « pour assurer la garantie des libertés constitutionnelles d’information et poursuivre l’objectif constitutionnel de pluralisme de la presse d’information politique et générale, les aides accordées à la presse IPG […] sont légitimes ».
Car, ajoutait le SPQN, « la presse quotidienne et IPG se distingue par le rôle particulier qui lui est assigné, par la nature de ses contenus et par ses contraintes de diffusion ». En effet, rappelait-il encore, « les publications IPG ont l’obligation réglementaire de fournir à l’ensemble de leurs lecteurs une information couvrant tout le champ de l’actualité, qu’elle soit politique, économique, sociale, scientifique, culturelle, sportive ou relative à d’autres thèmes divers, par des exposés et analyses des faits qui “tendent à éclairer le jugement du citoyen” ».
Le Figaro, qui fustige les « allocs », a été nanti de 8,6 millions d’euros d’aides publiques à la presse, puis de 7,7 nouveaux millions en 2021.
Sans doute est-ce pour mieux contribuer à cette édification des masses que, lorsqu’il n’est pas occupé à publier dans son supplément hebdomadaire une chronique de son ex-collaborateur Éric Zemmour brodant (le 12 avril 2017) sur le fantasme complotiste du « grand remplacement » ou à suggérer (le 25 juillet dernier) que le général Franco ne voulait pas « s’engager dans [le] coup d’État »qui allait provoquer la guerre d’Espagne, Le Figaro – dont la direction est donc hautement représentée au sein de l’instance qui réclame à grands cris le maintien des aides étatiques versées notamment à ce journal –fustige les « allocs » qui « découragent le travail » et proteste contre le RSA.
Cet attachement du journal du groupe Dassault à son « obligation réglementaire » d’« éclairer le jugement du citoyen » lui vaut d’ailleurs d’être toujours gâté par l’État dont il dénonce régulièrement les largesses, lorsqu’elles vont à celles et ceux qui en ont le plus besoin : en 2020, Le Figaro a été nanti de 8,6 millions d’euros d’aides publiques à la presse, puis de 7,7 nouveaux millions en 2021.
Le Point du milliardaire François Pinault a de son côté reçu 1,3 million d’euros pour ces deux années : assistanat bien ordonné commence par soi-même.