« EO » de Jerzy Skolimowski : supplément d’âne
L’odyssée d’un âne dans notre monde contemporain, entre violences et beautés, servie par une mise en scène brillante. Un hommage splendide à Au hasard Balthazar de Bresson.
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En prenant un âne pour héros de son nouveau film, EO, Jerzy Skolimovski, réalisateur d’une œuvre qui compte plusieurs grands films, dont les magistraux Le Départ (1967) et Travail au noir (1982), accomplit un double geste. Le premier est un hommage au film de Robert Bresson, Au hasard Balthazar, dont le protagoniste était un âne.
EO, Jerzy Skolimovski, 1 h 27.
Film déjà très singulier à l’époque (1966), on y suivait l’animal de ses premières années jusqu’à sa mort, connaissant successivement différents propriétaires dont la présence à l’écran était peu ou prou équivalente à celle de l’âne. Le second consiste à radicaliser ce qu’a fait Bresson.
EO (« Hi-han » en français) est en effet entièrement focalisé sur l’animal. Celui-ci est de tous les plans, la caméra se situant au plus près de lui, fixant son œil, comme si elle voulait pénétrer son esprit. Le son est également important : le souffle de l’âne, ainsi que ses braiements, indiquent son état de stress ou de tranquillité. Pas d’anthropomorphisme, mais une empathie avec ce qu’il vit, et une attention extrême à ses réactions.
Une couleur : rouge
EO, film animalier ? Oui. Mais aussi une odyssée, parsemée de splendides éclats visuels. L’ouverture donne le ton. L’âne et sa maîtresse se livrent à un numéro de cirque sous une lumière rouge stroboscopique. Le rouge est la couleur récurrente, du début jusqu’à la fin du film, soulignant la fantasmagorie de certaines séquences.
Surtout celles où, pour une raison ou pour une autre, l’âne arpente des paysages nocturnes, suivant des cours d’eau au sein de denses forêts (on songe, à ce moment, à La Nuit du chasseur) ou grimpant une colline. L’image splendide d’EO, due au grand chef opérateur Michal Dymek, est tour à tour réaliste ou onirique.
Si l’âne de Skolimovski n’a pas de nom, il pourrait lui aussi s’appeler Balthazar, à la fois animal réel, en chair et en os, et miraculeux, puisant son nom dans la Bible ou dans toute évocation relevant du merveilleux.
Autre dimension du film : le point de vue sur le monde des humains. Comme le Balthazar de Bresson, l’âne d’EO traverse plusieurs milieux, sans cesser jamais d’avancer, de trouver une issue – comme entêté ou, selon la caractéristique qu’on attribue à cet animal, têtu (en latin, « eo » signifie « aller »).
L’âne comme réceptacle et révélateur de la violence
Bien qu’il ait parfois une influence sur certaines situations, il n’est pas maître de son sort – ce sont les humains qui en décident. Et c’est loin d’être en leur faveur. L’âne est un être dominé, victime expiatoire de supporters de foot fascistes et revanchards, chair de salami potentiel à emmener à l’abattoir, ou soumis à des trafiquants de loutres qui lui ont arrimé le système sous tension par lequel ces pauvres bêtes recherchées pour leur fourrure sont électrocutées – ce qui déclenche chez lui, par une sorte de solidarité à la souffrance animale, un acte de révolte.
Jerzy Skolimovski, 84 ans, signe un film d’une jeunesse époustouflante.
À propos de Balthazar, Robert Bresson disait qu’il passe « de maître en maître et [que] chacun de ces maîtres [représente] un vice de l’humanité » (1). La notion de péché en moins, c’est aussi la représentation du monde que propose EO. De la violence contemporaine dans notre Europe, due à la cupidité, la misère ou la bêtise, l’âne est le réceptacle ou le révélateur – avec quelques havres, tout de même.
Jerzy Skolimovski, 84 ans, signe un film d’une jeunesse époustouflante, mêlant l’audace artistique, la puissance du regard et l’innocence de son « personnage ». Une œuvre splendide, à tous points de vue.
(1) Dans Bresson par Bresson, Entretiens 1943-1983, éd. Flammarion, 2013.