Extrême-droite : comment la bête fait son nid au Parlement européen
Longtemps marginale au sein du Parlement européen, l’extrême droite n’y a jamais été la bienvenue. Alors que près de 20 % des eurodéputés s’y rattachent, ses divisions l’affaiblissent.
dans l’hebdo N° 1726 Acheter ce numéro
Qu’il semble loin, le temps où l’eurodéputé social-démocrate allemand Vural Öger protestait contre la reconstitution d’un groupe d’extrême droite dans l’institution parlementaire européenne. « Un parti d’extrême droite avec des idées anti-européennes n’a pas sa place au Parlement européen », s’insurgeait-il. C’était en 1997. Un autre siècle.
Depuis 2019, date des dernières élections européennes, les eurodéputés membres de formations nationalistes, xénophobes ou ultra-conservatrices pourraient potentiellement, s’ils n’étaient pas divisés, former le troisième groupe de l’Assemblée européenne, derrière le Parti populaire européen (PPE) et les Socialistes et démocrates (S&D). Une menace qui n’est plus tout à fait virtuelle.
Longtemps, le Parlement européen a pu tenir à distance l’extrême droite. La première alerte se produit en 1984. En France, c’est «le choc Le Pen». Les électeurs envoient dix membres du Front national (FN) siéger à Strasbourg. Au sein de l’Assemblée européenne, l’émotion n’est pas moins vive car, pour la première fois, un groupe d’extrême droite se forme, dont Jean-Marie Le Pen va prendre la présidence.
Entrée tonitruante au Parlement
Son «groupe des droites européennes» comprend, outre les eurodéputés frontistes, cinq élus du Mouvement social italien (MSI), dont Giorgio Almirante, et un élu grec de l’Union politique nationale (EPEN). Ils seront rejoints en cours de mandat par un unioniste d’Ulster.
Avec 3,9% des sièges, ce groupe reste marginal, mais procure à ses membres un certain nombre d’avantages dont Jean-Marie Le Pen va profiter (et abuser) pour développer son parti et son image à l’international: augmentation du temps de parole, participation à la conférence des présidents, possibilité d’introduire des amendements, de présenter des résolutions…
Mais aussi, et surtout, des avantages financiers : affectation d’un secrétaire général et de collaborateurs, voiture et chauffeur pour le président de groupe, défraiement des déplacements pour des journées d’étude dans un des pays membres, aide financière pour communiquer sur les positions du groupe.
Aux élections suivantes, les extrêmes droites ne progressent guère que de cinq sièges dans une assemblée qui commence à s’élargir au rythme des nouvelles adhésions à la Communauté européenne (CE) – elle prendra l’appellation d’Union européenne (UE) le 1er novembre 1993, après les ratifications du traité de Maastricht –, mais y font une entrée tonitruante.
Élu sur la liste FN, le cinéaste Claude Autant-Lara, doyen de l’assemblée – il a 88 ans –, fustige dans un discours inaugural, boycotté par la gauche et les groupes libéraux et conservateurs, les Américains plus dangereux que « l’armée soviétique », « les théories mondialistes et internationalistes », « certains métissages » et l’islam.
En réaction à cette logorrhée, le Parlement modifiera son règlement pour qu’à l’avenir, le doyen se contente de présider à la séance d’installation. Il sera à nouveau modifié en juin 2009, quand il apparaîtra que cette présidence pourrait revenir à Jean-Marie Le Pen (81 ans).
À l’orée de cette nouvelle législature, ce dernier ne parvient à maintenir un groupe que sous une forme «technique» et au prix du départ des Italiens. Les Republikaners allemands (6 élus) s’entendent avec le président à vie du Vlaams Blok (nationaliste flamand) pour refuser de siéger avec les cinq élus du MSI, dont Gianfranco Fini qui songe déjà à changer l’image de son parti et ne veut pas être associé à Le Pen.
Le Groupe technique des droites européennes ne vivra pas ces cinq années sans péripéties. En décembre 1990, le leader des Republikaners, l’ancien Waffen SS Franz Schönhuber prend (temporairement) ses distances avec M. Le Pen, en expliquant : « Nous sommes contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. »
Divergences
Les divergences entre les formations d’extrême droite, qui gagnent 9 sièges en 1994, les privent de groupe au sein de l’Assemblée européenne. Une situation qui se reproduit en 1999: le FPÖ (5 élus), alors membre d’un gouvernement de coalition en Autriche, le Parti du peuple danois (un élu) et les 9 eurodéputés italiens d’Alliance nationale, qui revendique une ligne «post-fasciste», refusent tout net d’être associés à Jean-Marie Le Pen.
Faute de pouvoir constituer un groupe d’extrême droite, les cinq eurodéputés FN, les quatre de la Ligue du Nord et les deux du Vlaams Blok s’associent aux radicaux italiens d’Emma Bonino et Marco Pannella (gauche) pour former un «Groupe technique des indépendants» qui ne passera pas l’année. À la demande de plusieurs groupes, le Parlement refuse de le reconnaître considérant qu’il ne respectait pas le règlement de l’Assemblée qui ne conçoit l’existence de groupes que sur affinités politiques, ce qui, en l’espèce, n’était pas le cas.
Après des années de divisions, l’extrême droite parvient brièvement à s’unir en 2007. En 2004, avec l’élargissement aux pays de l’Est, il faut désormais 20 députés d’au moins cinq pays pour constituer un groupe. L’entrée de la Bulgarie et de la Roumanie au sein de l’UE le 1er janvier 2007 permet aux sept élus du FN de reconstituer un groupe, grâce au renfort des députés de ces pays, dont 6 membres du Parti de la grande Roumanie et trois Bulgares de l’Union nationale Attaque.
Siègent également, dans ce groupe dénommé «Identité, tradition, souveraineté» et que préside Bruno Gollnisch, trois Flamands du Vlaams Blok, deux Italiens, un Autrichien et un Britannique. Las, à l’automne, tous doivent retrouver les bancs des non-inscrits. Une déclaration d’Alessandra Mussolini qualifiant les Roumains de « délinquants d’habitude », après le meurtre d’une femme commis par un jeune Rom, fait éclater la belle entente. Les Roumains la poussent à démissionner avant de quitter eux aussi le groupe, qui n’a plus l’effectif suffisant.
Les élections de 2009 n’y changent rien. Alors que le FN ne retrouve que trois sièges, d’autres progressent ou font leur entrée au Parlement européen. C’est le cas notamment de la Ligue du Nord (8 sièges), du Jobbik hongrois (trois sièges) ou du British National Party de Nick Griffin (deux sièges). À ce scrutin, le PiS (Droit et justice) polonais des frères Kaczynski et le Fidesz hongrois de Viktor Orban percent au sein du Parlement européen, le premier en passant de 7 à 16 sièges, le second de 12 à 14 sièges (56,37% des suffrages exprimés), mais restent dans des groupes de droite.
La véritable percée de l’extrême droite dans les instances européennes commence en 2014 avec l’élection d’au moins 50 eurodéputés.
La véritable percée de l’extrême droite dans les instances européennes commence en 2014 avec l’élection d’au moins 50 eurodéputés sur 751. Parmi eux le FN, présidé depuis 2011 par Marine Le Pen, se taille la part du lion avec 24 députés. Trop dominant pour ses potentiels partenaires?
En amont des élections, le FN avait constitué, fin 2010, un parti politique européen, l’Alliance européenne pour la liberté, source de subventions européennes, avec une dizaine de partis – dont la Ligue du Nord de Matteo Salvini, le Parti de la liberté de Geert Wilders et le FPÖ –, dans l’espoir de former plus facilement un groupe d’au moins 25 députés provenant de 7 États membres différents, les conditions ayant encore été relevées.
Les discussions prendront près d’une année avant que celui-ci soit constitué en juin 2015, sous l’intitulé «Europe des nations et des libertés» avec des partis membres du Mouvement pour une Europe des nations et des libertés – la nouvelle appellation du parti européen d’extrême droite (1) –, engagés pour la grande majorité d’entre eux dans une démarche de «dédiabolisation».
C’est ainsi que le FN, aux manettes dans la constitution du groupe, se serait bien associé à l’Ukip britannique ou à l’AfD allemande, qui ont refusé cette alliance, mais refusait les offres de partis jugés trop extrémistes comme le NPD allemand, le British National Party, l’Aube dorée grecque ou le Jobbik hongrois.
La perspective d’un groupe parlementaire commun
Depuis les européennes de 2019, le poids des nationalistes, xénophobes et ultraconservateurs souverainistes s’est fortement accru. Un poids encore minoré, du fait de leur dispersion en deux groupes concurrents de taille similaire, les Hongrois du Fidesz et du Jobbik siégeant sur les bancs des non-inscrits: «Identité et démocratie» (66 membres, dont les eurodéputés du Rassemblement national) et les «Conservateurs et réformistes européens» (64 membres, dont les 8 élus de Fratelli d’Italia et les 3 Démocrates de Suède) favorables au libéralisme économique, mais critiques vis-à-vis des institutions de l’Union européenne par antifédéralisme et atlantistes.
Si, en juillet 2021, les partis de Marine Le Pen, Viktor Orban, Jaroslaw Kaczynski, Matteo Salvini, Giorgia Meloni et une dizaine d’autres ont publié une « déclaration commune » présentée comme « la première pierre » d’une « grande alliance au Parlement européen » visant à « réformer l’Europe », la perspective d’un groupe parlementaire commun était encore jugée « plus lointaine que proche » par le porte-parole du PiS polonais, lors d’un colloque qui les réunissait à Varsovie, le 4 décembre 2021. Ce qui signifie toutefois que l’on s’en rapproche.