Fin du « Débat », fin d’une époque ?

Pierre Nora revient sur son parcours d’historien et de directeur de la célèbre revue. Comme André Burguière, des Annales, il s’interroge sur la place de la mémoire à notre époque.

Olivier Doubre  • 26 octobre 2022 abonnés
Fin du « Débat », fin d’une époque ?
© Pierre Nora en juin 1966, lors d’une réception à la NRF. (Photo : Marc Garanger / Aurimages via AFP.)

Au sortir du premier confinement, en septembre 2020, la revue fondée et dirigée depuis 1980 par Pierre Nora, secondé par Krzysztof Pomian et Marcel Gauchet, célébrait son quarantième anniversaire en annonçant que ce numéro 210 serait le dernier. On ne peut s’empêcher de relever que la fin de cette publication est intervenue quelques mois après celle d’une autre revue, quasi un « monument » : Les Temps modernes, fondée en 1945 par Sartre et Beauvoir.

Une étrange obstination, Pierre Nora, Gallimard, 352 pages, 21 euros

Les Affinités sélectives. Un parcours historiographique André Burguière, éditions de l’EHESS, coll. « Cas de figure », 336 pages, 16 euros

« 40 ans » Revue Le Débat, n° 210, mai-août 2020, Gallimard, 288 pages, 24 euros.

Certains de nos lecteurs s’étonneront peut-être que Politis consacre un article à ce dernier numéro du Débat et surtout au volume de mémoires, Une étrange obstination, de son directeur, Pierre Nora, avec qui nous avons, comme avec sa revue (passée de l’antitotalitarisme version « deuxième gauche » à l’approbation des politiques néolibérales), bien peu de proximités politiques.

Ce qui ne se dément pas au vu de certaines contributions du numéro. Il suffit de lire l’article de Nathalie Heinich, dont le titre est déjà tout un programme : « Multiculturalisme, communautarisme et totalitarisme »…

Le propos s’attache ainsi à dénoncer cette « novlangue qu’est l’écriture inclusive », vrai danger pour« la liberté académique des chercheurs ». Mais aussi à épingler ces minorités « communautaristes » qui imposent « l’intersectionnalité », nouvelle « cause » de la gauche faisant peser une « atmosphère totalitaire » sur « les campus américains comme dans les bureaux des présidents d’universités françaises ». Rien que ça !

© Politis

Et de conclure, « point Godwin » en bandoulière, que « comme l’antisémitisme, la tentation du totalitarisme […] bat son plein dans la gauche actuelle, planquée derrière les plus nobles causes progressistes – antiracisme, féminisme, anti-homophobie – qui servent aujourd’hui de supports à des réflexes totalitaires ». Arrêtons là…

Au-delà de ces énormités très idéologiques, la disparition de cette revue qui, selon son directeur, n’aurait pourtant jamais « cessé de combattre l’idéologie intellectuelle et politique » – dont la « renaissance » serait advenue avec « les grandes grèves de 1995 » et l’apparition de « la “gauche de la gauche”,entraînée par Pierre Bourdieu » ! – dit toutefois quelque chose du monde des idées en France.

Dans Une étrange obstination, Pierre Nora revient longuement sur son parcours et sur la création du Débat, mais retrace également sa carrière « obstinée » d’éditeur – 57 ans chez Gallimard – et d’historien – 35 ans de recherche, de l’EHESS aux sept épais volumes des Lieux de mémoire (1), dont on ne saurait lui contester l’intuition formidable quant à la place de la mémoire, autant pour sa discipline que dans la société depuis. On y apprend beaucoup sur la genèse de cette somme et son importance pour l’historiographie contemporaine.

« Un symbole et une alerte »

Comme sans doute celle des Temps modernes, « la disparition volontaire [du Débat] se voulait aussi un symbole et une alerte », la revue ayant « correspondu à une époque », celle « des années “post”, post-marxistes, post-structuralistes, post-freudiennes »… La fin de cette « aventure » annoncerait-elle celle des revues telles qu’on les connaît depuis deux siècles ? Et Nora d’avouer qu’il avait le sentiment depuis plusieurs années, avec Le Débat, de « ramer à contre-courant ».

Un décalage de plus en plus évident (…) entre le type de revue générale d’idées que nous représentons et l’évolution des pratiques de lecture.

Il s’essaie ici à en décrypter les raisons, selon lui autant « intellectuelles » que « d’ordre économique ». Puisque la consultation par les lecteurs se fait aujourd’hui très majoritairement par article, « un décalage de plus en plus évident n’a pas cessé de s’approfondir entre le type de revue générale d’idées que nous représentons et l’évolution des pratiques de lecture, les moyens qu’offrent les nouvelles technologies, les besoins mêmes de la société ».

© Politis

L’ouvrage de Pierre Nora offre au lecteur, dans un style agréable, quelques portraits et anecdotes portant sur les plus grands penseurs et historiens de ce dernier demi-siècle, outre la vie interne dans la maison Gallimard, où l’on croise les noms de Foucault, Lévi-Strauss, Le Goff, Duby, Le Roy Ladurie, Sartre bien sûr, Kundera ou Gorz…

Mais si l’extinction des revues généralistes, aussi prestigieuses fussent-elles, semble se confirmer, ses collègues historiens doivent se replier, comme pour d’autres sciences sociales, sur des publications spécialisées, universitaires, bien plus limitées par leur diffusion.

On lira donc avec attention Les Affinités sélectives. Un parcours historiographique, le recueil d’articles d’André Burguière, éminent historien (et proche ami de Pierre Nora), animateur des Annales, « la » revue d’histoire de référence qui révolutionna il y a un siècle sa discipline sous l’égide de Marc Bloch et Lucien Febvre.

Son ouvrage s’attache à retracer « l’esprit des Annales », dans une passionnante « promenade intellectuelle » et une vraie tentative interdisciplinaire, sans négliger « l’évolution des mentalités ». Au fil de ses textes, l’auteur documente la marche de l’historiographie française. Loin encore, elle, de s’éteindre.


(1) Les Lieux de mémoire, Pierre Nora (dir.), Gallimard, 7 vol., 1984-1992, aujourd’hui en coll. « Quarto », 3 vol.

Idées
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