« Firmament » : le ventre de l’Angleterre

Sur nos scènes théâtrales, les auteurs britanniques ne sont pas légion. La jeune génération, surtout, est presque entièrement méconnue en France. L’apparition en ce début de saison de Lucy Kirkwood, née en 1984 et déjà autrice d’une dizaine de pièces, fait alors figure d’heureuse incongruité.

Depuis le 20 septembre, on peut découvrir au Théâtre de l’Athénée Les Enfants (2019), son premier texte publié chez L’Arche, dans une traduction de Louise Bartlett. Mise en scène par Éric Vigner, cette pièce, sur fond de catastrophe nucléaire, s’inscrit dans une tradition réaliste britannique portée par des auteurs tels que Harold Pinter, Martin Crimp, Sarah Kane ou encore Dennis Kelly.

Pour sa part, la metteure en scène Chloé Dabert est de celles qui ont contribué à la connaissance de ces auteurs en France, en particulier du dernier cité, dont elle a monté plusieurs œuvres. S’atteler à la nouvelle pièce de Lucy Kirkwood, Firmament (la création a eu lieu à Paris au Centquatre fin septembre), est donc pour Chloé Dabert et ses spectateurs une manière de poursuivre l’exploration d’un paysage aussi riche en matière poétique qu’en analyse de nos sociétés et de ses travers.

Treize femmes et trois hommes

Si tous les textes anglais portés jusque-là par la metteure en scène reflétaient les grandes violences et cruautés européennes de notre temps, sous des formes rappelant le théâtre de l’absurde, c’est ailleurs que la mène Lucy Kirkwood : en 1759, dans l’Angleterre rurale située à la frontière du Norfolk et du Suffolk.

Le passé n’est pas non plus un territoire habituel pour l’autrice, qui, dans Les Enfants comme dans ses pièces précédentes, avait choisi des univers contemporains pour évoquer divers problèmes souvent liés à la condition féminine : la prostitution, le trafic sexuel, l’objectivisation de la femme et du sexe…

L’intensité de ce moment de théâtre, que l’on doit autant à l’autrice qu’à la metteure en scène, tient beaucoup au nombre d’interprètes qu’il réunit. Pour atteindre au Firmament, il faut pas moins de treize femmes, qui, à la demande de Lucy Kirkwood, doivent être « représentatives de la population actuelle de l’endroit où la pièce est jouée, et non pas de l’Angleterre des années 1750 ».

À une époque où la femme était quasi-absente du système judiciaire, la situation imaginée par Lucy Kirkwood est anormale, presque carnavalesque.

Accompagnée par trois hommes qui ne font qu’apparaître brièvement ou être sommés de disparaître, cette assemblée féminine se constitue devant nos yeux, dans une circonstance atroce que l’on découvre au début du spectacle : la condamnation, pour le meurtre d’une fillette, d’une domestique de la famille, la jeune Sally Poppy.

À une époque où la femme était quasi-absente du système judiciaire, la situation imaginée par Lucy Kirkwood est anormale, presque carnavalesque dans le renversement de l’ordre qui s’y opère. Elle est donc éminemment théâtrale.

Convoquées pour déterminer si l’accusée est enceinte comme elle le prétend – ce qui commuerait sa peine de mort en exil –, les douze femmes de Firmament sont données à voir dans leur apprentissage précipité des rouages d’institutions dont elles sont d’habitude exclues.

Grande pièce féministe

Entre le désir d’échapper ne serait-ce qu’une journée à leur inexistence dans le monde des puissants et le poids des obligations ménagères et familiales qui les attendent au foyer, les personnages ont leur propre équilibre, toujours fragile. Chacune a aussi son langage, sa manière de se rendre ou non solidaire de la criminelle et d’entrer en contact avec elle.

Dans sa choralité d’une grande complexité, Firmament fait briller les individus avec une délicatesse que Chloé Dabert porte avec éclat au plateau. En costumes d’époque, ses comédiennes défendent toutes avec une précision et un engagement remarquables la partition de Lucy Kirkwood.

Le décor épuré et contemporain conçu par le scénographe Pierre Nouvel aide sans nul doute les actrices à suivre les micro-drames de la pièce de trois heures. Car l’on peut bien parler de tragédie : dès les premiers instants de Firmament, le sort de Sally est scellé. À nous de voir ou non dans cette grande pièce féministe des résonances avec ce que vivent les femmes aujourd’hui.