« La crise des opioïdes illustre la dérive du capitalisme »
Le journaliste Patrick Radden Keefe du prestigieux New Yorker retrace dans L’empire de la douleur la sinistre saga des Sackler, honorables mécènes enrichis par l’OxyContin, un médicament antidouleur qui a suscité dépendance et overdoses pour des millions de personnes.
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La « crise des opioïdes », qui perdure aujourd’hui, a provoqué des centaines de milliers de morts par overdose depuis la mise sur le marché de l’OxyContin, puissant opiacé antidouleur qui a rendu dépendants des millions de patients aux États-Unis.
L’Empire de la douleur. L’histoire cachée de la dynastie Sackler, Patrick Radden Keefe, traduit de l’anglais (États-Unis) par Claire-Marie Clévy, éd. Belfond, 688 pages, 24 euros.
Journaliste au prestigieux New Yorker, déjà auteur d’une longue enquête sur le conflit en Irlande du Nord entre les communautés catholiques et protestantes-unionistes depuis la fin des années 1960 (1), Patrick Radden Keefe a travaillé des années durant sur l’ascension sociale fulgurante de la très riche et très discrète famille Sackler, propriétaire du laboratoire Purdue, qui a commercialisé l’OxyContin au mitan des années 1990.
Il reconstitue dans L’empire de la douleur la success story de ce clan qui, présent dans la liste du magazine Forbes des vingt familles les plus riches des États-Unis – avec une fortune estimée à quelque 14 milliards de dollars –, n’apparaît jamais comme partie prenante de l’industrie du « Big Pharma ».
Ses membres se présentent plutôt comme de simples mécènes de laboratoires de recherche biomédicale, de prestigieuses universités et d’hôpitaux, et surtout de centres d’art, qui mettent leur prospérité au service des plus grands musées du monde…
Ces « philanthropes », aujourd’hui poursuivis en justice par des milliers de victimes, se sont enrichis avec ce médicament en dissimulant son caractère addictif, le présentant comme un véritable miracle contre la douleur.
Les Sackler ont une attitude typique de tant d’ultra-riches aujourd’hui : dissimuler une activité hyper rémunératrice (et ses conséquences néfastes pour l’humanité) par des fondations, des dons, des financements dans des domaines comme l’art contemporain ou la recherche médicale.
Votre livre raconte comment la famille Sackler a massivement commercialisé l’OxyContin, un des opioïdes les plus consommés au monde. Elle doit, depuis quelques années, faire face à des procès en chaîne à cause d’une véritable hécatombe…
Patrick Radden Keefe : Absolument. On estime entre 50 000 et 75 000 par an, durant les années 1990, 2000 et 2010 aux États-Unis, les morts par surdose d’opioïdes de personnes devenues dépendantes après des prescriptions régulières.
La difficulté juridique qu’affrontent les défenseurs des victimes est qu’aujourd’hui la plupart de celles-ci ne décèdent pas ou plus par overdose d’OxyContin, mais d’autres opiacés, légaux ou non – notamment le Fentanyl.
Elles sont pourtant devenues dépendantes avec l’OxyContin, un opiacé de synthèse que le laboratoire Purdue a commercialisé en dissimulant qu’il provoquait une dépendance. Il est prescrit à des patients souffrant de douleurs chroniques, comme des tendinites ou des maux de dos.
Devenus dépendants, ceux-ci augmentent alors les doses et, souvent, passent à des substances comme l’héroïne, la codéine et surtout le Fentanyl. Cet autre opiacé de synthèse, très puissant et très addictif, est parfois prescrit, mais il fait surtout l’objet aux États-Unis d’un important trafic depuis le Mexique ou l’Asie.
Les personnes achètent un produit dont elles ne connaissent pas la composition et, lorsqu’il est trop dosé, elles meurent par surdose. C’est d’ailleurs un argument contre la prohibition, puisque, s’ils étaient contrôlés, ces produits seraient beaucoup moins dangereux…
Vous montrez l’impact de cette consommation massive sur les minorités, en soulignant que, paradoxalement, le « racisme institutionnalisé » à l’encontre des Noirs les a sans doute protégés, du moins au départ…
C’est l’un des aspects paradoxaux de cette affaire. Aujourd’hui, la crise des opioïdes frappe toutes les communautés, partout aux États-Unis et au-delà.
Mais, au cours des premières années, la communauté africaine-américaine a été relativement épargnée parce que – c’est malheureusement très fréquent aux États-Unis – les Africains-Américains ne reçoivent pas les meilleurs traitements médicaux.
Beaucoup de médecins pensaient au début que les Noirs n’étaient pas assez « en bonne santé » pour prendre des médicaments antidouleur, ils leur disaient qu’il valait mieux… qu’ils supportent la douleur. Il est évidemment terrible d’imaginer qu’une personne qui souffre se voie refuser par son propre médecin un traitement contre la douleur ! Mais, au moins durant un temps, cela a évité à cette communauté d’être exposée massivement aux opioïdes.
Par la suite, quand des personnes déjà dépendantes se sont mises à consommer de l’héroïne, elles se sont tournées vers le marché illégal des drogues. Or on sait depuis longtemps que la politique de guerre à la drogue des États-Unis punit de façon incroyablement disproportionnée les communautés noires et hispaniques (2).
C’est pourquoi les Africains-Américains, d’abord épargnés par cette crise des opioïdes, en ont subi ensuite les conséquences – de façon différente toutefois.
La saga de la famille Sackler débute avec « le patriarche », Arthur. Il fait fortune, avant d’être diplômé en médecine, avec la publicité qu’il vend dès son adolescence au journal des élèves de son lycée ! Croyez-vous en un lien étroit entre publicité et industrie pharmaceutique ?
Certainement. Mais je pense que ce lien est justement né avec le docteur Sackler : il en a été l’un des principaux initiateurs ! Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, si vous étiez malade et vouliez soigner votre affection, vous alliez voir le pharmacien du coin et lui expliquiez votre problème : il allait sélectionner et mélanger différents produits pour concocter et vous vendre le remède dont vous aviez besoin. Celui-ci n’avait pas de nom, ni aucune marque en particulier.
Après 1945, des compagnies comme Pfizer ou Roche, et bien d’autres ensuite, se sont développées en créant des marques de médicaments. La question qui s’est alors posée a été : comment le faire savoir ? Comment faire en sorte que les gens choisissent mon produit ?
C’est là où le docteur Sackler a été un véritable précurseur, car il n’a pas vendu ces produits pharmaceutiques seulement aux patients, mais d’abord aux médecins prescripteurs. Il a inventé des façons de les séduire pour qu’ils prescrivent certains médicaments – ce qui est bien l’objectif central de cette industrie alors naissante !
Le « génie » de Sackler ? Rendre secondaire l’enjeu médical premier au profit d’une question bien plus importante : comment vous vendre ce médicament ?
Son « génie », j’insiste sur les guillemets, a été de rendre secondaire l’enjeu médical premier (ce médicament peut-il vous aider, vous guérir ?) au profit d’une question bien plus importante : comment vous vendre ce médicament qui est désormais un produit commercial ? Exactement comme je vous vendrais une marque de cigarettes, de voitures ou de biscuits plutôt qu’une autre… ou n’importe quel autre produit « marketé » !
Mais j’ai quand même le sentiment qu’Arthur Sackler savait d’emblée qu’il y avait un problème éthique avec cette façon de procéder, qu’il a eu mauvaise conscience dès le départ, même s’il a toujours prétendu le contraire.
Plus âgé, il n’a cessé, quand des journalistes l’interrogeaient sur sa biographie, de se présenter exclusivement comme un collectionneur d’art, un généreux mécène et philanthrope, sans jamais rappeler qu’il était le propriétaire d’un laboratoire pharmaceutique sur lequel il a bâti son immense fortune. Il l’a toujours caché, ne l’a jamais inclus dans ses biographies. J’ai tendance à penser qu’il se sentait assez honteux.
Il y a eu au Louvre une aile « Sackler », due au mécénat de la famille…
Oui, jusqu’à ce que la grande photographe Nan Goldin mène, à partir de 2019, une grande mobilisation contre le sponsoring de Sackler, notamment au Louvre. On la voit sur de nombreuses photos en tête d’un rassemblement pour faire retirer ce patronyme de l’entrée du musée.
Connue pour ses images du milieu underground des années 1970, elle avait été héroïnomane. Or elle a rechuté dans cette dépendance après avoir été traitée avec de l’OxyContin pour une tendinite, dans les années 2000. C’est en cure de désintoxication qu’elle est tombée sur un de mes articles du New Yorker sur la famille Sackler, nom très familier dans le milieu de l’art…
Diriez-vous que la réussite de la famille Sackler propose une allégorie des classes dominantes outre-Atlantique, où la réussite signifie être prêt à accumuler d’immenses richesses sans se soucier des conséquences de cette accumulation ?
Absolument ! C’est une des choses que j’essaie de montrer dans ce livre, en particulier dans les premiers chapitres, qui racontent la croissance économique de la famille Sackler.
En retraçant les débuts de cette famille juive d’Europe centrale ou orientale, arrivée très pauvre à New York au début du XXe siècle, je voulais que le lecteur ait envie qu’elle réussisse. Mais aussi qu’il comprenne que cette réussite allait de pair avec le fait que ses produits allaient tuer des gens. Et que la façon dont sa fortune s’est constituée, accumulée, est due à des comportements, à des processus relevant d’une réelle forme de corruption !
C’est l’histoire d’une famille en particulier, mais aussi celle de n’importe quelle famille devenue immensément riche, qui se moque des conséquences de son enrichissement.
C’est l’histoire d’une famille en particulier, mais aussi celle de n’importe quelle famille devenue immensément riche, de ces gens qui se moquent des conséquences de leur enrichissement. Il existe en anglais l’expression « somme zéro », qui signifie en substance que, quoi qu’il advienne, l’accumulation de richesses d’un côté induira automatiquement des dommages négatifs équivalents de l’autre – dans le sens où le moindre bénéfice pour quelqu’un induit forcément une perte pour quelqu’un d’autre.
Tous ces gens dont nous parlons, les Sackler, mais tant d’autres aussi, ne se préoccupent jamais des effets réels de leurs activités. La crise des opioïdes illustre finalement la dérive du capitalisme actuel…
Une dérive qui frappe particulièrement la jeunesse…
C’est aujourd’hui un sujet très fort aux États-Unis. Beaucoup de jeunes Américains ont le sentiment d’hériter d’un monde en plein naufrage. Beaucoup doivent continuer à vivre chez leurs parents après 30 ans, ils ont contracté des dettes importantes pour financer leurs études à l’université et savent qu’ils ne pourront jamais s’acheter une maison afin de commencer une vie d’adultes.
Heureusement, l’administration Biden essaie maintenant de réduire, sinon d’annuler leurs dettes d’étudiants. Mais ils ne peuvent bien souvent même pas louer un appartement à eux, et encore moins espérer faire un enfant. Aussi, le sentiment général, très répandu parmi ces jeunes, est qu’ils ont été jetés dans un monde en train de s’effondrer, sinon de mourir, dont ils sont eux-mêmes les premières victimes.
Je n’avais jamais subi des intimidations aussi poussées qu’au cours de mon enquête sur la famille Sackler.
Il ne faut pas ignorer que le premier événement dont ils se souviennent est souvent le 11 Septembre, suivi par la guerre en Irak de l’administration de George W. Bush, la crise économique de 2008-2009, puis le réchauffement climatique. Et enfin l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche… Avouez qu’il y a plus glamour pour des jeunes !
Vous racontez les nombreuses intimidations que vous avez subies, sans pouvoir prouver que les Sackler en étaient à l’origine…
J’avais déjà écrit pas mal de choses, dans le New Yorker, ces dernières années, sur des milliardaires et autres grandes fortunes. J’étais donc « habitué » à être menacé par des juristes puisque, aux États-Unis, quand vous écrivez sur ces gens, c’est ainsi qu’ils réagissent d’abord. Mais je n’avais jamais subi des intimidations aussi poussées qu’au cours de mon enquête sur la famille Sackler.
Dès que j’ai décidé d’écrire ce livre, mon éditeur l’a annoncé – pas dans le New York Times, simplement dans la presse professionnelle de l’édition. Très rapidement, les membres de cette famille ont fait parvenir à mon éditeur une lettre de dix-sept pages expliquant qu’ils n’avaient pas apprécié mes articles dans le New Yorker et, surtout, qu’ils pouvaient lancer une action en justice à mon encontre. Le contrat avait été signé, mais je n’avais pas encore écrit la moindre ligne !
Durant les deux années qui ont suivi, je n’ai cessé de recevoir ce type de lettres de la part d’avocats. Et notamment des missives de cette nature : « Représentant nos clients, nous n’avons pas encore engagé de procédures contre vous, mais nous l’envisageons ; c’est pourquoi nous vous ordonnons de ne détruire aucun élément de preuve, parce que nous pourrions utiliser contre vous le fait que vous ayez voulu détruire de tels documents. Nous vous demandons donc de ne supprimer aucune note, aucun SMS, aucun e-mail, parce que nous pourrions en avoir besoin. »
Vous entrez alors dans une sorte de paranoïa permanente, et c’est exactement ce que ces personnes cherchent pour vous intimider.
Cela peut sembler ridicule, mais j’avais déjà des centaines, voire des milliers, de pages de notes et de documents sur cette affaire. Cette pression est vraiment perverse puisqu’elle a créé une atmosphère impliquant que je ne devais plus rien jeter à la poubelle car cela aurait été interprété comme une volonté de tricher. Vous entrez alors dans une sorte de paranoïa permanente, et c’est exactement ce que ces personnes cherchent pour vous intimider.
À la fin, il y avait aussi un type dans une voiture, que personne n’avait jamais vu dans le quartier, qui observait ma maison des jours entiers. Ils ont fait la même chose pour Nan Goldin. Évidemment, je ne peux pas prouver que ce type était envoyé par les Sackler – et je n’en sais rien, d’ailleurs. Simplement, personne n’a jamais stationné au bout de ma rue dans une voiture toute la journée. Et, à l’époque, je ne travaillais que sur ce projet…
Le plus important pour moi a été de raconter ce qui se passait, ce que ces gens faisaient, parce que, s’ils arrivent à s’en sortir pendant des années et des années, c’est précisément parce qu’ils font ce genre de choses !
(1) Ne dis rien. Meurtre et mémoire en Irlande du Nord, Patrick Radden Keefe, traduit de l’anglais par Claire-Marie Clévy, éd. Belfond, sept. 2020.
(2) Sur le sujet, lire l’ouvrage majeur de Michelle Alexander, La Couleur de la justice. Incarcération de masse et nouvelle ségrégation raciale aux États-Unis, éd. Syllepse, 2017 [2010].