La littérature et l’amitié contre le racisme
Deux ouvrages montrent la nécessité de faire dialoguer les imaginaires et les cultures pour échapper aux faux-semblants de la « diversité ».
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Pour l’écrivain Rodney Saint-Éloi, les éditions Mémoire d’encrier – qu’il a fondées en 2003 à Montréal – sont une manière de défendre la « diversité » telle qu’il l’entend et non telle qu’elle existe au sein des institutions culturelles du Québec.
Les racistes n’ont jamais vu la mer, Rodney Saint-Éloi et Yara El-Ghadban, Mémoire d’encrier, 324 pages, 20 euros.
Baldwin, Styron et moi, Mélikah Abdelmoumen, Mémoire d’encrier, 179 pages, 19 euros.
En y publiant des auteurs amérindiens, québécois, arabes, haïtiens, africains ou encore antillais, il entend créer un partage des imaginaires, un espace de dialogue culturel réel et non pas de façade.
Il fait place à la forêt d’identités, de récits différents qui se cachent aujourd’hui derrière quelques arbres mis en avant dans le milieu littéraire, au cinéma, au théâtre… Mais, pour lui, ce travail patient ne suffit pas : en plus de faire émerger des langues et des récits jusque-là étouffés par un multiculturalisme mensonger, il lui faut formuler la tromperie, dire le racisme et permettre à d’autres de faire de même.
Les racistes n’ont jamais vu la mer, qui paraît en Europe après une publication au Québec en 2021, est la contribution personnelle de Rodney Saint-Éloi à la nécessaire parole sur le racisme. Il s’y attelle avec la romancière et anthropologue Yara El-Ghadban, autrice de trois romans publiés chez Mémoire d’encrier et directrice de l’Espace de la diversité, organisme qui lutte contre le racisme et l’exclusion.
En publiant en même temps Baldwin, Styron et moi, de Mélikah Abdelmoumen, l’écrivain éditeur souligne l’urgence de dénoncer le racisme institutionnel. Les deux livres se fondent pour cela sur deux choses : l’amitié et la littérature. Chacun à sa façon, les auteurs mêlent avec subtilité écriture autobiographique et essai pour dire leur sentiment d’exclusion et leur désir, ainsi que leurs actes, pour y échapper.
Au-dessus des mensonges et des simplifications
Dans Les racistes n’ont jamais vu la mer, les deux auteurs développent et mettent en forme leur dialogue amical de longue date sur la question du rejet de l’Autre. Ils « acceptent cet inacceptable, disent à voix haute ces mots qui les ont humiliés », selon les termes de Rodney Saint-Éloi. Lui d’origine haïtienne et elle d’origine palestinienne échangent, pour nous, leurs histoires d’exil et celles de leur entourage, humain aussi bien que littéraire.
Cet entremêlement du témoignage intime avec des réflexions sur le rôle de la littérature, notamment sur la responsabilité de l’écrivain dans la question des exclusions, est d’autant plus passionnant qu’il nous fait entrer dans la fabrique de deux auteurs.
En livrant l’un à l’autre ce qui les a construits en tant qu’êtres de plume et de sentiments (de merveilleuses grands-mères ou un père conteur envers et contre tout ont autant d’importance que tous les livres dévorés par la suite), Yara El-Ghadban et Rodney Saint-Éloi font beaucoup plus que dénoncer le racisme. Ils s’élèvent bien au-dessus des mensonges et des simplifications qui le fondent.
Tout comme Mélikah Abdelmoumen dans son texte, où elle raconte sa découverte de « l’amitié qui lia William Styron et James Baldwin » : « Le premier, un Blanc descendant de propriétaires d’esclaves, surtout connu pour le roman Le Choix de Sophie. Le second, un Noir descendant d’esclaves, célèbre pour ses prises de parole et ses œuvres antiracistes ».
Le roman Les Confessions de Nat Turner (1967), où Styron fait le récit à la première personne de la révolte d’esclaves menée en 1831 dans le sud des États-Unis par l’homme éponyme, est pour l’autrice la base d’une interrogation sur la notion d’appropriation culturelle. Et aussi sur la capacité de l’amitié véritable à lutter contre les inégalités qui, au Québec comme en France, portent souvent des noms trompeurs, comme « diversité ».