L’autre guerre de Poutine
Le déluge de missiles russes qui s’est abattu sur l’Ukraine le 10 octobre montre que le maître du Kremlin a encore des armes dans son sinistre jeu. Auxquels la division de l’Europe sur le plan énergétique vient s’ajouter.
dans l’hebdo N° 1727 Acheter ce numéro
Et si l’interminable interrogation sur l’arme atomique nous égarait ? Si nos débats sans fin – osera-t-il ? N’osera-t-il pas ? – masquait le véritable choix de Vladimir Poutine de recourir massivement à l’artillerie conventionnelle pour massacrer la population ukrainienne et anéantir des villes entières ?
Nous n’en sommes pas là, mais la journée du 10 octobre invite à se poser la question. Le déluge de missiles qui se sont abattus sur toutes les grandes agglomérations ukrainiennes, Kyiv comprise, vient nous rappeler qu’il n’est pas besoin du nucléaire pour semer la mort parmi les civils. C’est une des leçons que l’on aurait dû retenir de la guerre de Syrie.
Barack Obama avait trouvé la paix de sa conscience lorsqu’il avait prohibé les armes chimiques, aussi appelées « bombe atomique du pauvre ». Or, cet interdit, outre qu’il a été plusieurs fois violé par Bachar Al-Assad, avait sonné comme un blanc-seing accordé à Poutine et au dictateur syrien pour bombarder sans limites les populations civiles, notamment à Alep et à Idlib.
Point besoin d’apocalypse pour commettre des crimes de masse. C’est le message que Poutine a jeté à la face du monde.
Comme, quinze ans auparavant, l’aviation russe avait rasé Grozny. Les morts sont les morts, même quand l’arme n’a pas la portée psychologique planétaire que pourrait avoir le nucléaire. Point besoin d’apocalypse pour commettre des crimes de masse. C’est le message que Poutine a jeté à la face du monde après la nouvelle humiliation subie trois jours plus tôt quand une main invisible, mais assez facile à identifier, a fait exploser le pont de Kertch qui relie la Crimée à la Russie, symbole de l’impérialisme russe.
On pourrait décidément crier à tous les protagonistes de ce conflit : « Souvenez-vous de la Syrie ! » (1). La veille, Poutine ne venait-il pas de nommer un certain Sergueï Sourovikine, chef de « l’opération spéciale » en Ukraine ? Connu pour son extrême brutalité, l’homme avait dirigé les opérations en Syrie visant, sans états d’âme, écoles, hôpitaux et tout ce qui restait d’abris pour la population.
La vérité, c’est qu’on ne sait rien de ce qui se passe dans la boîte noire du pouvoir russe.
Bilan : des dizaines de milliers de victimes civiles. Celui-là n’a pas besoin de bombe atomique. Les kremlinologues nous disent que sa nomination est une concession de Poutine aux durs du régime. Ce qui n’est guère rassurant. Mais la vérité, c’est qu’on ne sait rien de ce qui se passe dans la boîte noire du pouvoir russe. Ce qui n’empêche pas les experts de « parler » en vain sur nos chaînes d’information continue.
En tout cas, le « maître du Kremlin », comme on continue de l’appeler, dispose encore d’armes dans son jeu sinistre. Son armée est battue sur le terrain, mais ses missiles propulsés depuis ses navires en mer Noire ou depuis le territoire russe, et les drones iraniens venus en renfort peuvent faire des ravages partout, comme cela vient d’être démontré.
Ce même jour, son ami, le dictateur biélorusse Alexandre Loukachenko a annoncé le déploiement d’un « groupement régional » de la Russie et de la Biélorussie qui a toutes les apparences d’une entrée directe dans le conflit. Objectif : créer un front au nord de l’Ukraine tandis que les Ukrainiens continuent d’avancer au sud et à l’est.
Cette journée du 10 octobre risque donc de s’inscrire en lettres de sang comme celle du basculement de la guerre dans une autre dimension.
Cette journée du 10 octobre risque donc de s’inscrire en lettres de sang comme celle du basculement de la guerre dans une autre dimension. Ce qui nous éloigne de toute possibilité de négociation en vue d’une solution politique. Et la question de la cobelligérance risque de se poser en termes nouveaux.
Plus que jamais, les lendemains sont incertains. S’agissait-il d’une vengeance pour laver un affront, ou du début d’une autre guerre, d’anéantissement ? D’autres pluies de bombes sont-elles programmées pour les prochains jours ? Dans cette dernière hypothèse, que feraient les Occidentaux, qui ne peuvent afficher à l’égard de l’Ukraine le mépris teinté de racisme qu’ils ont affiché à l’égard des Syriens ? La guerre, d’ores et déjà mondialisée, ne risque-t-elle pas de devenir une guerre mondiale ?
Poutine dispose d’une arme qui agit sur un tout autre terrain. C’est l’arme des contre-sanctions économiques, de la lassitude des populations, et de la division de l’Europe.
Mais il n’y a pas que le champ de bataille. Poutine dispose d’une arme qui agit sur un tout autre terrain. C’est l’arme des contre-sanctions économiques, de la lassitude des populations, et de la division de l’Europe. Cette Union européenne qui se fissure après la décision de l’Allemagne d’investir deux cents milliards d’euros pour plafonner les prix de l’énergie.
Ici, point de solidarité européenne comme cela avait finalement été le cas dans la crise du covid, mais une mesure unilatérale de Berlin qui laisse les autres pays face à l’inflation et à la montée des prix du gaz. Cela, quand on aurait pu espérer une politique commune pour un prix européen de l’énergie.
Le risque du « chacun pour soi » est d’autant plus redoutable que Poutine reçoit le soutien d’Abu Dhabi et, surtout, de l’Arabie saoudite, qui profitent de la situation pour baisser leur production et ainsi faire grimper les prix des carburants. Certes, il s’agit d’un soutien plus opportuniste qu’idéologique, mais le résultat est le même. Et, comme le démontre l’actualité française, il ne faut pas compter sur Total pour alléger la facture. La guerre d’Ukraine est, on le voit, d’une folle complexité. Poutine sera vaincu. Mais personne n’en sortira indemne.
(1) Voir le remarquable ouvrage collectif Syrie, le pays brûle (éd. Seuil).
Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.
Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.
Faire Un Don