Le courage d’Hussam Hammoud ne mérite-t-il pas protection ?

La France a refusé à Hussam Hammoud, journaliste syrien, sa demande de visa « humanitaire ». Si les ministères de l’Intérieur et le ministère des Affaires étrangères ont accepté de réétudier sa demande, la journaliste Céline Martelet, co-autrice avec Hussam Hammoud de L’asphyxie, livre, dans cette tribune personnelle, toute sa colère et sa tristesse devant cette situation.

Céline Martelet  • 3 octobre 2022
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Le courage d’Hussam Hammoud ne mérite-t-il pas protection ?
© Photo : Abdo Saffaf.

Le 5 septembre dernier, la France a refusé à Hussam Hammoud, journaliste syrien, sa demande de visa « humanitaire ». Collaborateur régulier de plusieurs médias français dont Médiapart, depuis la Turquie il enquête inlassablement sur Daech, menacé de mort par l’organisation terroriste, et sans protection des autorités turques Hussam Hammoud voulait déposer une demande d’asile en France pour se mettre à l’abri, avec sa famille. Les autorités françaises ont estimé que cette demande de protection n’était pas justifiée. Face à une vague de soutien sans précédent de médias, d’associations de défense des droits de l’homme et de victimes des attentats de Paris, le ministère de l’Intérieur et le ministère des Affaires étrangères ont accepté de réétudier sa demande.


Lundi 5 septembre. 9H56. Sur mon téléphone s’affiche un mail type rédigé par l’ambassade de France à Ankara. « Je suis au regret de vous informer que la demande de protection de votre famille n’a pas été acceptée par les autorités françaises. » Le message vient de Hussam. Ensuite plus rien. 10H22, il écrit : « Je ne peux pas parler pour le moment. Ils m’ont détruit ». Moi aussi, je ne peux plus parler depuis 9H56. Je suis assise sur le tapis de mon salon , incapable de me lever. Je ne sais pas quoi faire. En boucle, mon cerveau m’envoie ce même message : « Ce n’est pas possible ». J’ai la nausée. La dernière fois que j’ai ressenti cette même envie de vomir, c’était en novembre 2021.

© Politis
Hussam Hammoud. (Photo : Abdo Saffaf.)

Ce jour-là, je suis assise sur l’un des bancs froids de l’immense salle d’audience du procès du 13 novembre au Palais de justice de Paris. Dans l’après-midi Salah Abdeslam demande à prendre la parole, il se lève et il déroule sans sourciller toute la rhétorique des djihadistes. Avec un aplomb sans faille, il explique à la Cour d’assises spéciale que Daech a sauvé les Syriennes et les Syriens. Que les habitants de Raqqa étaient ravis de voir des djihadistes étrangers prendre le pouvoir en janvier 2014. De ma bouche sont juste sortis deux mots chuchotés : « sale menteur » . Je me souviens exactement de la sensation de dégoût ressenti à ce moment. De cette colère, je dois l’admettre. La colère parce que dans cette salle d’audience d’un procès dit « historique » personne n’a réagi.

Pourquoi séparer notre destin de celui des Syriens, des Irakiens, premières victimes de cette terreur ? Personne ne lit ou écoute nos reportages ?

Aucune partie civile n’a pris la parole pour faire remarquer qu’il s’agissait de sa version de l’histoire. Les avocats généraux du Parquet national anti-terroriste ne l’ont pas repris pour lui rappeler que « ses frères » avaient massacré Raqqa. Qu’ils ont torturé, jeté en prison et fait disparaître des milliers de civils. Et, le président de la Cour d’assises spéciale l’a laissé dérouler cette propagande. Mes consoeurs, mes confrères n’ont rien noté également.

Lire aussi > Le journaliste syrien Hussam Hammoud doit être protégé

Probablement parce que la majorité n’a jamais écouté la douleur des habitants de Raqqa. Que cette ville est si lointaine pour toute cette salle d’audience centrée sur les attentats de Paris. Mais pourquoi personne ne voit que tout est lié ? Pourquoi séparer notre destin de celui des Syriens, des Irakiens, premières victimes de cette terreur ? Personne ne lit ou écoute nos reportages ?

La souffrance, la douleur n’ont pas de frontière. Elles n’en auront jamais . A ce moment-là, j’ai eu envie de me lever, d’appeler Hussam , de tendre mon téléphone au président du tribunal en le suppliant : « Écoutez-le ! ». Mais, je suis restée assise avec ma nausée. Perdue. Dans chaque procès pour terrorisme à Paris, on voit défiler des experts. « Des spécialistes de la spécialité » souvent, qui n’ont jamais croisé l’un de ces djihadistes sur lesquels ils sont pourtant capables de parler pendant des heures. Ils les ont peut-être rencontrés en détention dans une salle sonorisée, là où leur parole n’est pas libre. Aucun d’eux ne sait ou ne semble s’intéresser à ceux qu’ils ont fait à leur premières victimes : les Syriennes et les Syriens.

© Politis

Hussam le sait. Hussam les a croisés. Hussam les a vu manipuler les esprits pour les faire basculer dans la terreur. Il connaît la force de leur propagande et leur violence sans limite. Il l’a écrit avec moi dans un livre, L’asphyxie Raqqa, chronique d’une apocalypse (1). Hussam aurait pu, dans les procès à venir, s’avancer à la barre d’un pas décidé. Je l’imaginais déjà marcher sans regarder autour de lui, les sourcils froncés, ajuster ses lunettes et poser sur le pupitre ce cahier vert que l’on a acheté ensemble. Parce qu’on s’est promis : « Don’t stop ». Ne jamais s’arrêter. Hussam est grand, sa voix porte. Quand il parle, on l’écoute parce que chaque phrase, chaque mot transpire la vérité. Celle qui nous manque parfois dans ces procès..

Hussam aurait pu raconter ce que l’on entend jamais dans ces salles d’audience feutrés: la rapidité à laquelle Daech a pris le pouvoir, l’impuissance face à leur propagande, le financement de ce monstre…

Hussam aurait pu raconter ce que l’on entend jamais dans ces salles d’audience feutrés: la rapidité à laquelle Daech a pris le pouvoir, l’impuissance face à leur propagande, le financement de ce monstre, leur violence, leur détermination, leur expérience… et surtout leur résurgence actuelle loin de nos yeux et dans l’indifférence de l’Occident. Il ne pourra peut-être jamais apporter son témoignage essentiel à notre justice. Celle à laquelle je suis si attachée. Celle qui est notre seul rempart face à ces organisations terroristes.

Non, il ne viendra peut-être jamais. Juste l’écrire me tord le ventre, l’angoisse m’envahit. Sa vie est en danger aujourd’hui. Comment les autorités françaises peuvent ne pas l’avoir vu ? Ne savent-elles pas que Daech déteste ceux qui viennent un peu trop fouiller ? Les djihadistes se moquent que l’on dise qu’ils sont des monstres. Ils se moquent de nos rassemblements en hommage à leurs victimes, du démantèlement d’une de leurs filières ou encore de nos hashtags #TousEnTerrasse.

Mais, ils détestent qu’on vienne exposer en public leur fonctionnement, la face cachée de leurs petits arrangements pour rester puissants. Ce que Hussam et moi faisons. C’est pour cela que nous avons décidé, le 1er mai 2019, de mettre dans un sac plastique des documents de Daech trouvés ensemble à Raqqa. Hussam les a mis dans ma main en me demandant de les ramener à la justice française pour que tout cela ne disparaisse pas. Pour que la justice fouille, elle aussi. Un jour, une membre de Daech, toujours libre et toujours dangereuse, m’a envoyé une longue note vocale. Entre deux ‘blagues’, elle me disait : « vous ne devriez pas remuer comme cela nos petites affaires.

Moi, j’ai la chance d’avoir le bon passeport, je vis en France. A chaque menace de mort, je peux me tourner vers la police pour déposer une plainte. Cela ne me protège pas, mais je fais comme si cela était utile. Ça m’aide à vivre. Hussam n’a même pas cette option. Il est seul. Seul en Turquie dans une zone où les cellules Daech sont toujours très actives. Des activistes, des journalistes syriens ont déjà été assassinés à Gazientep et Urfa. Les autorités françaises le savent mais elles ont fait le choix de lui refuser la protection.

Hussam est debout et il prépare déjà ses prochaines enquêtes pour Médiapart ou d’autres médias. Je l’admire pour cette force.

Alors, Hussam vit avec la peur au ventre. Il fume encore plus que d’habitude, et je ne pensais pas que cela était possible. Comme tous ceux qui ont reçu des menaces de mort de Daech, lorsqu’il marche dans la rue, il se retourne si quelqu’un le suit de trop près… Et, ne me dites pas qu’il est juste traumatisé, qu’il a besoin d’aller voir un psychologue. Non. Lui, moi et bien d’autres savons que d’aller parler à un médecin ne changera rien à cette peur, parce qu’elle n’est pas une vue de l’esprit : nous savons de quoi ils sont capables. Combien ils peuvent attendre des années avant de prendre la vie de ceux qu’ils haïssent. Mais, Hussam est debout et il prépare déjà ses prochaines enquêtes pour Médiapart ou d’autres médias. Je l’admire pour cette force.

Lui et moi, nous travaillons depuis plus de deux ans ensemble. On s’engueule souvent, on n’est pas d’accord sur les questions, les traductions… Mais au final chacun de nos reportages, j’en ai la conviction, a été utile. Je place en lui toute ma confiance. En mars dernier, nous devions entrer ensemble au nord-ouest de la Syrie, dans la province d’Idlib, pour donner la parole à la jeunesse syrienne. Pendant des mois, nous avons négocié cette autorisation de passer la frontière avec les autorités turques pour un reportage pour l’émission « Interception » sur France Inter.

Nos deux noms étaient sur la liste des personnes à laisser entrer au poste de frontière, mais un policier turc zélé a bloqué Hussam. Je ne peux pas oublier ma panique à ce moment-là, mais Hussam m’a saisie par le bras. Il m’a ordonné d’entrer sans lui et m’a promis de me suivre depuis l’autre côté du mur qui sépare aujourd’hui la Syrie et la Turquie. Je suis donc montée dans une voiture, et suis entrée seule à Idlib dans une zone de guerre. Je ne l’ai pas fait pour la gloire, pour dire que je suis meilleure que les autres, non je l’ai fait parce que Hussam était là, même à distance. Parce qu’il a piloté depuis son salon l’ensemble de mes entretiens.

Je sais qu’il a passé des heures à organiser les rencontres, à s’assurer de ma sécurité. Quand je suis sortie une semaine plus tard, je l’ai retrouvé épuisé, les cheveux en bataille… Je me suis assise dans la voiture et je lui ai dit merci. Nous étions heureux que l’on ait réussi ensemble à porter jusqu’en France la voix de cette jeunesse syrienne. C’est cela, notre métier.

En claquant la porte au nez de Hussam dans un bureau, des fonctionnaires d’Etat français ont offert une petite victoire à cette terreur.

Alors, je l’avoue… Même si cela me coûte de le dire parce que je suis si optimiste d’habitude, mais, aujourd’hui, mes jambes sont coupées. Comme je l’ai dit récemment à un ami proche « Je n’ai plus de chemin ». Parce que je ne comprends pas. Tout cela n’entre pas dans mon logiciel comme j’ai l’habitude de dire. Claquer cette porte au nez d’ Hussam, à fermer d’autres portes en moi. Celle de l’espoir. Celle qui me pousse à raconter inlassablement pour aider nos lecteurs, nos auditeurs à comprendre ce qui se joue ici et au Moyen Orient. Celle qui me motive à tisser des liens entre Orient et Occident. Celle de l’envie de continuer à enquêter sur le « terro » cette thématique qui, petit à petit, nous ronge. Celle de traverser la Syrie d’est en ouest pour faire entendre le désespoir infini des syriennes et des syriens. Celle de documenter toujours et encore les crimes commis par ces « monstres ». Comme si la main noire de ces organisations terroristes avait finalement gagné. Une fois encore.

Hussam, ce n’est pas notre France qui t’a claqué la porte au nez, le 5 septembre. Notre France salue ton courage et ta détermination à lutter contre le pire.

En claquant la porte au nez de Hussam dans un bureau, des fonctionnaires d’Etat français ont offert une petite victoire à cette terreur. Sans s’en rendre compte très probablement . Croire que nous en sommes débarrassés ici, en France, est une douce illusion dans laquelle notre pays semble aimer s’endormir. Cela me terrifie. J’ai peur que le réveil soit très violent… Alors, j’espère retrouver très vite mon optimisme et rouvrir ces portes qui bloquent mon esprit pour le moment (2).

Hussam, mes derniers mots seront pour toi : tu n’es pas seul. Ce n’est pas notre France qui t’a claqué la porte au nez, le 5 septembre. Notre France salue ton courage et ta détermination à lutter contre le pire. Notre France attend tes enfants et Fairouz, ta femme, pour leur ouvrir grands les portes de notre démocratie où ils pourront enfin gouter à la liberté. Avec mes enfants – et Socrate le chat – on vous attend aussi avec impatience.


(1) L’asphyxie, Raqqa, chronique d’une apocalypse, éditions Denoël, sortie ce 5 octobre.

(2) Une audience en référé est prévu mercredi au tribunal administratif de Nantes, ce même 5 octobre.

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Tribunes

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