Le TGV Lyon-Turin n’est plus sûr de voir le bout du tunnel
Devant la menace sur les ressources en eau, la mobilisation contre la ligne creusée sous les Alpes s’est considérablement renforcée, compromettant la poursuite du projet.
dans l’hebdo N° 1727 Acheter ce numéro
Le Lyon-Turin risque-t-il de sombrer pour une histoire d’eau ? En quelques mois, l’opposition à ce grand projet, jusque-là relativement inaudible en France, s’est amplifiée comme jamais. Au cœur de ce basculement : la menace sur les ressources en eau que fait peser la construction de la section de base de cette ligne ferroviaire fret et voyageurs, un tunnel de 57,5 kilomètres sous les Alpes.
C’est l’association Vivre et agir en Maurienne (VAM) qui a lancé l’alerte en novembre 2021 : selon elle, la poursuite des travaux porterait atteinte de manière irréversible aux réserves en eau du massif alpin, déjà gravement affectées par le réchauffement climatique.
Un sujet hypersensible qui, après cet été d’incendies, de canicules et de sécheresses, mobilise désormais bien au-delà des opposants traditionnels au projet. Greenpeace et France nature environnement ont rejoint Les Amis de la Terre, Attac, SUD-Rail et la Confédération paysanne.
En un mois, la situation a plus avancé qu’en dix ans de combat.
Du côté des partis politiques, La France insoumise (LFI) s’active aux côtés d’Europe Écologie-Les Verts (EELV) ; sur le terrain, des maires et des habitants des départements concernés se regroupent en collectifs… Enfin, le député du Rhône Gabriel Amard (LFI-Nupes) a déposé, le 5 septembre à l’Assemblée, une résolution demandant l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire sur le « non-respect des lois sur l’eau dans le projet Lyon-Turin ».
À Villarodin-Bourget (Savoie), petit village de montagne perché à quelques kilomètres en amont de Modane, Philippe Delhomme, le coprésident de VAM, n’en revient pas : « En un mois, la situation a plus avancé qu’en dix ans de combat » contre cette infrastructure décidée au début des années 1990. « Les lignes sont en train de bouger : nous sommes enfin écoutés, et des maires des communes de Savoie et d’Isère osent parler. Les sécheresses à répétition nous ont aidés car les Français ont pris conscience que l’eau n’est pas une ressource infinie, et que l’on pourrait bientôt en manquer. »
Philippe Delhomme, enseignant en sciences de la vie et de la Terre (SVT), accompagnateur en montagne, a été maire adjoint de -Villarodin-Bourget de 2008 à 2020. La commune, déclarée support d’ouvrage du tunnel de base, est celle qui a le plus souffert des travaux préparatoires.
Lourd tribut environnemental
Avec, de 2002 à 2007, le creusement d’une descenderie – une galerie de reconnaissance qui permet d’accéder au site du tunnel et de le creuser – et la construction depuis 2017 d’une usine à béton et d’une centrale électrique, Villarodin-Bourget paie un lourd tribut environnemental à ce projet. La ligne est censée relier Lyon à Turin en deux heures au lieu de 3 h 45 aujourd’hui, et faire basculer vers le rail jusqu’à un million de camions sur les 2,8 qui traversent chaque année la frontière franco-italienne par les Alpes du Nord.
Le paysage de cette commune du parc de la Vanoise, étendue sur deux versants opposés – Villarodin et la station de ski de La Norma côté ubac, le village de Bourget côté adret –, en garde les stigmates. La forêt a été déboisée et des pistes ont été tracées pour permettre l’accès aux engins de travaux.
Le site naturel des bords de la rivière Arc, autrefois composé d’une mosaïque de bois, de prairies et de jardins potagers, est devenu après les expropriations une plateforme bétonnée.
Le site naturel des bords de la rivière Arc, autrefois composé d’une mosaïque de bois, de prairies et de jardins potagers, est devenu après les expropriations une plateforme bétonnée. Quelque 400 000 mètres cubes de déblais ont été entassés dans la zone d’inondation de l’Arc. Et les habitants doivent supporter le va-et-vient incessant des camions de chantier.
Un matin de 2003, le village s’est retrouvé à sec, les fontaines et une partie du réseau d’eau potable taries. « Le creusement se faisait à seulement 50 mètres sous les maisons, se souvient Philippe Delhomme, et le chemin de l’eau avait été dévié par les travaux. »
Sous la pression de la municipalité, la société Tunnel euralpin Lyon-Turin (Telt), le promoteur chargé de la réalisation du tunnel, a reconnu l’assèchement des captages communaux et a construit un aqueduc pour aller capter de l’eau à 2 200 mètres d’altitude.
L’an dernier, VAM a découvert, en examinant les documents produits par Telt, que le tracé de la future ligne allait traverser les périmètres de protection de dix-neuf captages d’eau potable en Maurienne. Cinq communes sont particulièrement affectées : Avrieux, Bramans, Modane, Orelle et Saint-André.
Or « les arrêtés préfectoraux de déclaration d’utilité publique des périmètres de protection interdisent formellement d’y entreprendre des travaux d’excavation des sols et sous-sols », souligne Philippe Delhomme. Saisie en novembre 2021, la Commission nationale de la déontologie et d’alertes en matière de santé publique et d’environnement (CNDASPE), organisme indépendant, a jugé le risque pointé par l’association « évocateur d’une véritable alerte » et l’a relayé auprès des ministères concernés (Environnement, Transports, Santé).
Débordement de colère
À nos questions, Telt n’a répondu que par un communiqué dans lequel la société réfute tout risque pour la ressource en eau : « À ce jour, aucune source d’eau potable n’est tarie par les travaux effectués sur le chantier. Depuis le début des travaux de creusement en 2002, quelques points d’eau indépendants des réseaux d’eau potable ont pu être – temporairement – perturbés, leur usage a été rapidement rétabli. […] L’eau qui apparaît et transite par les chantiers a principalement une origine profonde. […] Il ne s’agit en aucun cas d’eau potable disponible à la consommation. Après contrôles, cette eau retourne au milieu naturel, dans l’Arc. […] Tout ceci est strictement encadré et suivi dans le cadre des arrêtés préfectoraux au titre de la Loi sur l’eau », assure l’entreprise.
Mais les membres de VAM, tout comme les maires des communes concernées par le chantier – responsables de la salubrité de l’eau fournie à leurs administrés –, craignent que les prochains travaux n’entraînent la pollution et/ou le tarissement de nombreuses ressources en eau.
Cet été, tandis que la montagne souffrait d’une sécheresse record, leurs craintes se sont intensifiées et leur colère a débordé jusqu’à provoquer, pour la première fois en France, une action d’entrave physique aux travaux du Lyon-Turin. Du 24 au 29 août, une trentaine d’habitants et de militants ont en effet bloqué la circulation des camions-toupies chargés de béton qui traversaient Villarodin-Bourget. Le 30, ils ont été délogés par la gendarmerie, avec amendes et gardes à vue à la clé. Mais la répression n’a fait que doper la rébellion.
Le chantier détournerait jusqu’à 5 millions de mètres cubes d’eau par an, soit l’équivalent de la consommation d’eau de 200 000 habitants.
Le 4 septembre, à Villarodin-Bourget, quelque 200 personnes – militants historiques et habitants, Français et Italiens, élus locaux (maires du Piémont, de Savoie ou d’Isère), syndicalistes, parlementaires, eurodéputés Verts comme Gwendoline Delbos-Corfield et David Cormand – ont dénoncé un projet « écocide », « au coût exorbitant », qui porterait « atteinte de façon irréversible aux réserves en eau des Alpes ».
C’est à l’ombre du rocher des Amoureux, le gros bloc cher aux amateurs d’escalade qui marque l’entrée du village, que Philippe Delhomme a expliqué : « Si on fait le total des tarissements et baisses de débit dus aux galeries creusées pour les travaux préparatoires, le chantier détournerait jusqu’à 5 millions de mètres cubes d’eau par an, soit l’équivalent de la consommation d’eau de 200 000 habitants. »
Selon un rapport remis à la Commission européenne en 2006 (1), « ce chantier présenté comme écologique va siphonner entre 60 et 125 millions de mètres cubes par an. Alors que le changement climatique assèche les réservoirs d’eau aériens des Alpes que sont les glaciers, Telt s’apprête à pomper ses réservoirs d’eau souterrains. Tout le réseau hydrogéologique de la vallée s’en trouvera bouleversé. Sans eau, plus de prairies ni de forêts, mais aussi plus d’hydro-électricité, d’agriculture ou de tourisme ».
Dérive des coûts
Sur l’estrade, Julien Troccaz, secrétaire fédéral de SUD-Rail, a pris le relais et appelé à un report immédiat du fret de la route au rail, avec les infrastructures existantes : « La ligne avec le tunnel du Fréjus est en capacité d’assurer le transport de fret transfrontalier », assure-t-il.
Construits en 1871, cette ligne et ce tunnel sont pourtant décrits par les promoteurs du Lyon-Turin comme obsolètes et saturés. « En réalité, un milliard d’euros a été consacré à des travaux de rénovation et de mise aux normes européennes de la ligne existante entre 2002 et 2012, a rectifié à son tour Daniel Ibanez, coordonnateur de l’opposition française au Lyon-Turin depuis 2012. Elle est bien loin d’être saturée. En 1998, 128 trains circulaient chaque jour entre la France et -l’Italie ; aujourd’hui, c’est moins d’une trentaine ! »
Contrairement aux prévisions de trafic présentées par les opérateurs de l’infrastructure, le volume de marchandises échangées entre les deux pays stagne : « Ils estimaient à 61 millions de tonnes la quantité qui transiterait en 2017 par l’actuelle voie. En réalité, 22 millions de tonnes y sont passées cette année-là, soit le tiers ! », précise Daniel Ibanez.Devant l’assemblée, Éric Piolle, maire EELV de -Grenoble, a renchéri : « Face au scandale de santé publique que constitue la pollution de l’air dans les vallées alpines, nous avons besoin du report du fret de la route au rail immédiatement. »
C’est un projet d’une autre époque, d’un siècle où l’on voulait toujours plus de croissance.
Initialement promis pour 2015, le tunnel de base devrait être achevé en 2030 et mis en service en 2032. Mais seulement 11 kilomètres du tunnel ont été creusés jusqu’à maintenant… En 2016, la ville de Grenoble s’est désengagée du protocole de financement en dénonçant la dérive du coût global, passé de 12 milliards d’euros en 2002 à 26,1 milliards d’euros (valeur 2012), selon la Cour des comptes. « C’est un projet d’une autre époque, d’un siècle où l’on voulait toujours plus de croissance », a repris Julien Troccaz, qui défend « une relocalisation de l’économie ».
Prise de conscience
Trois semaines plus tard, le 24 septembre à Barberaz, dans la périphérie de Chambéry, 300 personnes sont venues écouter les opposants. « C’est la première fois que j’assiste à une telle mobilisation depuis qu’EELV s’est engagé contre le Lyon-Turin en 2012, observe Alexandra Cusey-Caron, conseillère régionale EELV. Ce nouveau front pour préserver la ressource en eau marque un vrai tournant. L’impact du changement climatique influe désormais sur notre quotidien, on réalise que le modèle économique du “toujours plus” est incompatible avec une planète finie, et cela entraîne une prise de conscience de l’absurdité de cette infrastructure et des risques qu’elle génère. »
Cosignée par 87 députés EELV et LFI, la demande de commission d’enquête parlementaire sur ce projet qui, selon Gabriel Amard, « piétine la directive-cadre sur l’eau, toutes les lois françaises sur l’eau, mais aussi la Charte de l’environnement », et « donne matière à saisir le procureur de la République », a produit son effet : le ministère des Transports a souhaité s’entretenir avec le député, et Telt l’a invité à visiter, le 10 octobre, les chantiers en cours.
(1) « Estimation des potentialités du trafic fret à travers les Alpes. Cas spécifique de la nouvelle liaison ferroviaire transalpine France-Italie », Commission européenne, 2006.