« Les extrêmes droites veulent de plus en plus changer l’UE de l’intérieur »
Suède, Italie… La géopoliticienne Anaïs Voy-Gillis analyse les conséquences de la marée nationaliste qui déferle sur l’Europe à la faveur de succès électoraux.
dans l’hebdo N° 1726 Acheter ce numéro
Les récentes victoires de partis d’extrême droite en Suède et en Italie confirment la montée en puissance de ces courants sur le continent. Sous l’effet de cette marée brune que les instances de l’Union européenne, insuffisamment équipées, ne parviennent pas à endiguer, la politique commune pourrait bien être de plus en plus affectée, y compris dans les pays membres où l’extrême droite n’est pas au pouvoir. Anaïs Voy-Gillis, chercheuse en géographie et en géopolitique à l’université de Poitiers décrypte pour Politis les conséquences de cette progression apparemment inexorable.
La montée des extrêmes droites en Europe s’accompagne de reculs concernant les droits fondamentaux, comme l’accès à l’IVG ou les droits LGBTI. L’UE dispose-t-elle de garde-fous pour protéger ces droits ?
Anaïs Voy-Gillis : L’UE a une charte de valeurs, le traité de Lisbonne, que tous les pays membres sont censés respecter. Ces valeurs sont le respect de la dignité humaine, la liberté, la démocratie, l’égalité, l’État de droit, le respect des droits humains – y compris ceux des personnes appartenant à des minorités.
De manière générale, elles sont caractérisées par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes. De manière effective, tout relève des politiques nationales. En cas de non-respect de ces valeurs, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) peut éventuellement prononcer des sanctions : ce fut le cas lors des restrictions de l’IVG en Pologne et en Hongrie.
Mais ces sanctions ne se traduisent pas forcément en modifications législatives par la suite. En Suède, Julia Kronlid, députée anti-avortement et créationniste, a été élue deuxième vice–présidente du Parlement. On peut s’attendre à ce qu’elle promeuve des politiques anti-IVG. Une condamnation de la CEDH n’aurait, a priori, aucun effet sur ce genre de législations : elle ne permet pas d’annuler ou de modifier la juridiction nationale concernée.
L’arrivée de partis d’extrême droite à la tête de pays européens pourrait-elle affecter les politiques européennes communes, comme la politique migratoire ?
Plus les partis de ce type sont au pouvoir, plus leur impact sur l’agenda politique européen est fort, notamment quand ces pays prennent la présidence tournante de l’UE, qui change tous les six mois. On peut s’attendre à ce qu’ils influencent cet agenda ou mettent à l’ordre du jour des sujets liés, par exemple, aux migrations.
Cela leur permet aussi d’exercer une influence sur la nomination des commissaires européens, ou au sein du Parlement. En Suède, lors des élections européennes de 2019, le parti d’extrême droite – les Démocrates de Suède – était la troisième force d’opposition, et il est sorti grand vainqueur des élections législatives de septembre dernier. D’ici aux prochaines élections d’eurodéputés, en 2024, il faudra voir si ce parti arrive à se maintenir et à s’ancrer dans le paysage politique.
Les rapports de force de ce type peuvent jouer, au Parlement européen, sur le vote de certaines lois, sur certaines propositions, éventuellement sur des présidences de commissions… Et cela confère aussi à ces partis une certaine surface financière.
Rappelons enfin qu’aujourd’hui plusieurs pays sont déjà dirigés par des partis d’extrême droite, comme la Pologne ou la Hongrie, qui peuvent influencer la vie politique européenne en plus de leur vie politique nationale.
Aux dernières élections européennes, en 2019, on avait déjà assisté à une montée des extrêmes droites parmi les -eurodéputés. A-t-elle suscité des changements dans l’orientation politique de l’UE ?
Pour le moment, non. Car, même s’ils sont présents et exercent une certaine influence au sein du Parlement, ces eurodéputés sont éclatés entre deux groupes, auxquels s’ajoute le Fidesz [le parti de Viktor Orban], qui ne siège dans aucun groupe. Cette dispersion amoindrit leurs capacités à mener un rapport de force.
Les scores élevés que les extrêmes droites peuvent espérer lors des élections de 2024 peuvent-ils favoriser la constitution d’un groupe uni au Parlement ?
Je ne suis pas convaincue qu’ils arriveront à s’entendre après 2024. Il y a un vrai point de dissension autour de la Russie, par exemple. La proximité que pouvaient afficher Marine Le Pen ou Matteo Salvini avec ce pays ne plaît pas au PiS [parti Droit et Justice, au pouvoir en Pologne], en raison de l’histoire polonaise.
Il y a aussi la question de Viktor Orban, dont le parti était membre du Parti populaire européen, mais en a été exclu. Lui n’est pas complètement pro-russe, mais il critique les sanctions de l’UE contre le Kremlin, et souhaite qu’elles soient levées d’ici à la fin de l’année. Cela peut être un frein à une alliance.
En Italie, Giorgia Meloni, dont le parti Fratelli d’Italia a pris beaucoup de voix à la Ligue, a une position beaucoup plus franche sur la question, contre Poutine. Les lignes de fracture sur de tels sujets peuvent empêcher la formation d’un groupe uni.
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Après son élection, Viktor Orban a fermé les frontières hongroises, ce qui a eu des conséquences humanitaires majeures sur les migrations. Les élections récentes en Suède ou en Italie peuvent-elles aggraver ces problèmes ?
Giorgia Meloni a fait sa campagne autour de l’immigration, tout comme les Démocrates de Suède. On peut supposer qu’elle va vouloir prendre très rapidement des mesures de contrôle et de fermeture des frontières, sans s’inquiéter des conséquences au niveau de l’Union européenne.
La droite classique, très affaiblie dans plusieurs pays, peut être tentée par des coalitions avec l’extrême-droite pour conserver des parts de pouvoir.
Pour la Suède, ce sera plus compliqué puisqu’elle se trouve dans une situation de coalition : tout va dépendre des réactions des autres composantes de cette coalition. Par ailleurs, la question migratoire ne se pose pas de la même manière en Suède et en Italie, qui se perçoit comme une porte d’entrée vers l’Europe, avec la Méditerranée.
On parle beaucoup, en France, de la stratégie de dédiabolisation du Rassemblement national. Fratelli d’Italia applique une stratégie similaire, et les Démocrates de Suède se sont appuyés sur une coalition avec la droite. Est-ce une tendance générale en Europe ?
Tout à fait. La coalition formée en Autriche entre l’ÖVP [droite conservatrice] et le FPÖ [extrême droite nationaliste], en mai 2019, était marquante de ce point de vue. Une frange des droites traditionnelles flirte avec les extrêmes droites. Il existe aussi des partis issus de la droite traditionnelle que l’on peut classer aujourd’hui dans l’extrême droite ou qualifier de nationalistes, comme le Fidesz d’Orban qui vient de la droite chrétienne.
On peut parler de radicalisation, via un conservatisme extrême sur l’immigration et les questions identitaires. Et la droite classique, très affaiblie dans plusieurs pays, peut être tentée par ces coalitions pour conserver des parts de pouvoir. Meloni s’appuie sur Salvini et Berlusconi. En France, une partie des Républicains prônait une alliance avec Éric Zemmour ou Marine Le Pen. C’est un sujet qui revient un peu partout.
La montée des extrêmes droites pourrait-elle provoquer des départs de l’UE, à l’instar du Brexit ?
Au Royaume-Uni, le parti pro-Brexit Ukip avait obtenu de très bons résultats aux européennes de 2014. Avec 24 élus, c’était même le premier parti britannique au Parlement -européen, mais il s’effondre aux européennes de 2019, à la suite du départ de Nigel Farage. Fondé par celui-ci, le Parti du Brexit arrive en tête des européennes et obtient 29 sièges.
Les extrêmes droites veulent de plus en plus changer l’UE de l’intérieur plutôt que la quitter. En France, par exemple, le Frexit n’est plus aussi vendeur qu’il a pu l’être.
Les conservateurs britanniques, à la tête du pays, siègent à l’époque dans le groupe du Parti du Brexit, qui est aussi celui des Démocrates de Suède et du PiS polonais. Cela indique la différence avec les autres droites européennes, regroupées dans le Parti populaire européen.
De manière générale, en Europe, les positions sur l’Euro et l’UE sont fluctuantes : beaucoup de partis qui voulaient sortir de l’Union sont plus nuancés depuis le Brexit. Les extrêmes droites veulent de plus en plus changer l’UE de l’intérieur plutôt que la quitter. En France, par exemple, le Frexit n’est plus aussi vendeur qu’il a pu l’être.
Depuis quelque temps, les extrêmes droites les plus radicales opèrent un passage du nationalisme vers la défense d’une identité européenne blanche, chrétienne, d’un paneuropéisme ou d’un eurasisme qui vient de Russie. Observe-t-on aussi ce glissement chez les extrêmes droites électoralistes ?
Dans les groupuscules, il y a l’idée d’identités régionales et d’une identité européenne. Le discours des partis qui choisissent la voie des urnes se porte de plus en plus sur la défense d’une identité et de valeurs européennes, qu’on trouve très fortement dans le discours du PiS (Pologne) et du Fidesz (Hongrie), et de manière plus diffuse dans d’autres partis. Ceux-ci n’affichent pas pour autant de telles valeurs pour le moment, car le nationalisme – ou le patriotisme, selon les discours – est encore vendeur.
L’effondrement du parti néonazi grec Aube dorée, qui avait obtenu 9,34 % aux européennes en 2014, est-il un événement unique ?
Non, on l’a vu avec d’autres formations. Ukip, déjà, mais aussi aux Pays-Bas avec le Parti pour la liberté, qui arrivait jusqu’en 2019 à avoir des élus en Europe, avant de s’effondrer au profit d’un nouveau parti, Forum pour la démocratie. En Grèce, Aube dorée a perdu de la place au profit de Solution grecque.
En Hongrie, un parti presque groupusculaire qui faisait des marches en brûlant le drapeau européen s’est présenté aux dernières élections comme l’alternative au Fidesz, au sein d’une grande alliance comprenant même des partis de gauche… Dans certains cas, ces partis s’affaissent dans les urnes ou scissionnent après une alliance avec la droite – comme en Finlande –, ce qui les affaiblit.
Fratelli d’Italia s’est appuyé sur le Mouvement 5 étoiles (M5S) et la Ligue, puis les a parasités, aspirant une grande partie de l’électorat de Salvini. Ce dernier a suscité de la déception lorsqu’il a rompu l’alliance avec le M5S, ce que n’a pas fait Fratelli d’Italia, qui a un côté « neuf ».
À part la Grèce et l’Italie, quelle est la situation au sud de l’Europe ?
Le Portugal est relativement préservé : il n’y existe pas de grand parti d’extrême droite. Mais, en Espagne, Vox – qui a été créé dans les années 2010 contre l’immigration, mais aussi pour réunir les déçus du Parti populaire – commence à monter en puissance. Il a des eurodéputés, des sénateurs, des députés nationaux… Reste à voir comment il va évoluer, puisqu’il n’y a pas eu de grandes élections en Espagne depuis 2019.
L’inflation touche toute l’Europe en ce moment. Peut-elle contribuer à accentuer la progression des extrêmes droites ?
Un des facteurs premiers de cette progression est la stagnation sociale, le sentiment que la génération suivante vivra moins bien que la précédente, une impression de relégation sociale dans certains territoires, le tout combiné à la non-amélioration des conditions de vie, malgré les efforts des familles.
La crise économique actuelle, la montée des tensions géopolitiques, le sentiment de paupérisation générale sont des éléments sur lesquels savent s’appuyer ces partis.
La crise économique actuelle, la montée des tensions géopolitiques, le sentiment de paupérisation générale sont des éléments sur lesquels savent s’appuyer ces partis, qui agitent le chiffon rouge de l’immigration. Ce terreau leur est favorable, surtout quand les gouvernements en place n’arrivent pas à apporter de réponses à ces crises, voire les aggravent.
Il y a une autre réalité à affronter, dans le même temps : la difficulté à apporter des réponses au sentiment de dépossession de la politique nationale au profit de la politique européenne. On en demande beaucoup au politique, alors qu’il ne peut pas tout donner, ce qui suscite forcément une insatisfaction envers sa capacité d’action réelle.
Il y a enfin le fait que les alternances entre la gauche et la droite ne sont pas suivies de politiques radicalement différentes, du point de vue des citoyens.