Lycée : la voie professionnelle ne veut pas être une voie de garage
Les enseignants craignent que l’augmentation du temps en entreprise, annoncée par Emmanuel Macron, se fasse au détriment des lycéens. Une mobilisation intersyndicale avait lieu ce mardi 18 octobre.
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Former l’homme, former le travailleur et former le citoyen. » Lorsqu’on évoque le lycée professionnel auprès des enseignants ou des syndicats, ce mot d’ordre revient sur presque toutes les lèvres. Lorsqu’elle l’entend pour la première fois, Sophia, élève en terminale pro « Accompagnement soins et services à la personne », sourit en fumant sa cigarette devant les portes de son établissement de banlieue parisienne.
« C’est une belle phrase. Mais alors, pourquoi a-t-on parfois l’impression d’être dans une voie de garage ? » Bien qu’elle regroupe près de 37 % des lycéens, la voie professionnelle fait rarement parler d’elle : la lumière politique et médiatique se concentre sur la filière générale.
Mais, depuis la rentrée scolaire, elle est sous le feu des projecteurs. En cause : l’annonce par Emmanuel Macron d’une énième réforme. Devant les recteurs, le 25 août, le président de la République a évoqué une augmentation de la durée des stages. Une mesure qui risque de fragiliserl’équilibre sur lequel s’est fondée la voie professionnelle.
« Les apprentissages sont construits autour de trois temps : un tiers de la formation se compose d’enseignements dits généraux (lettres, histoire, mathématiques, anglais…) ; un tiers d’enseignements professionnels, souvent dispensés par d’anciens salariés issus du monde de l’entreprise ; et un tiers de période de formation en milieu professionnel, donc en entreprise. Aujourd’hui c’est entre 18 et 22 semaines dites de stages sur les trois ans », détaille Louisa*, enseignante de lettres-anglais dans un lycée du Grand Est.
Nos élèves n’ont pas besoin de plus d’entreprise, mais de plus d’école, de culture et d’enseignement général.
La crainte est que ce temps en entreprise ampute celui passé en classe, et notamment les enseignements généraux. L’ensemble des syndicats appelaient à la mobilisation contre cette réforme le 18 octobre. « Nos élèves n’ont pas besoin de plus d’entreprise, mais de plus d’école, de culture et d’enseignement général, bref, de temps de base scolaire », soulignaient-ils dans leur communiqué.
Diminution des heures de cours
Car la voie professionnelle a été pensée comme une formation complète et globale ouvrant deux possibilités. « Après leur diplôme, les élèves peuvent entrer directement sur le marché du travail ou poursuivre leurs études. L’idée est de leur permettre d’acquérir la plus haute qualification possible », explique Éric Nicollet, inspecteur de l’Éducation nationale et secrétaire du Syndicat unitaire de l’inspection pédagogique (SUI-FSU).
D’où l’enjeu de garder, dans cette formation professionnelle, des enseignements dits « généraux ». Or, depuis de nombreuses années, alors que se succèdent les réformes, la tendance est à la baisse du volume horaire de ces disciplines. En 35 ans, les élèves ont perdu 1 370 heures d’enseignement général et même professionnel, passant de 3 890 heures à 2 520. « Aujourd’hui, pour l’anglais, je vois mes élèves deux heures par semaine. En français, de 2009 à 2019, on est passé de 4,5 heures de cours hebdomadaires à deux heures… », regrette Louisa.
On dit aux élèves : « Vous n’avez pas assez de bonnes notes dans ces disciplines, donc vous en aurez moins. » C’est un vrai renoncement à l’ambition de l’école.
Pour les enseignants de ces matières, le discours sous-jacent est à la fois simple et violent. « On dit aux élèves : “Vous n’avez pas assez de bonnes notes dans ces disciplines, donc vous en aurez moins.” C’est un vrai renoncement à l’ambition de l’école », se désole Anna*, qui enseigne le français et l’histoire-géographie dans un lycée d’Île-de-France.
Dans un système où le poids des notes est prédominant dans l’orientation scolaire, l’enseignement professionnel est souvent perçu comme la voie de garage par rapport aux autres filières du lycée, et accueille des élèves orientés là par défaut. « Ce n’est pas tout à fait vrai, tempère Vincent Troget, sociologue. Une étude a montré que 25 % à 30 % des lycéens avaient choisi cette voie. Mais cela dépend des filières et des territoires. Les filières du bois ou de l’aéronautique attirent de bons lycéens très motivés, c’est moins le cas des bacs pro tertiaires, comme la vente. »
Aux inégalités scolaires et d’orientation se superposent les inégalités sociales : les enfants d’ouvriers sont quatre fois plus nombreux que les enfants de cadres en CAP et bac pro. Pour ces jeunes au niveau scolaire fragile, l’enjeu des enseignements fondamentaux est donc d’autant plus important.
« Dans nos classes, nous sommes face à des lycéens qui arrivent après quinze ans de cours sans maîtriser un socle de connaissances commun, ne serait-ce que lire et écrire. Le lycée professionnel recueille les élèves qui sont un peu l’échec du collège et de l’école, observe Pascal Vivier, du syndicat de professeurs de l’enseignement professionnel Snetaa-FO. Face à cela, nous avons besoin de plus de moyens et de temps pour leur faire acquérir ces compétences, nécessaires pour travailler, mais aussi pour être des citoyens à part entière. »
Raccrocher les décrocheurs
Devant leurs élèves, les enseignants en lycée pro déploient de véritables innovations pédagogiquespour les « raccrocher ». Ici, on compare le rap et la poésie pour apprendre les figures de style, là, on fait des quiz d’anglais sur les portables. « Jamais je ne leur dis : “On va faire de la grammaire” – ils sont souvent dégoûtés par ces cours qui les ont marqués auparavant. Tu saupoudres ces apprentissages tout au long des cours », explique Anna.
Au début de la seconde, beaucoup d’enseignants gonflent les notes, « une manière de redorer leur estime lorsque celle-ci est abîmée par une orientation subie à la fin du collège. Et aussi de susciter leur intérêt pour la matière », reconnaît Anna.
« Ce n’est pas pour moi », « À quoi ça me servira dans la vie ? » Les enseignants de matières dites « générales » sont nombreux à s’être heurtés à ce type de réflexions de la part des jeunes. « Ces élèves ont un sentiment d’ennui face à la culture générale et à un enseignement très français et très académique, constate Vincent Troger. Le débat est ancien : faut-il leur faire suivre ces cours académiques permettant une ouverture plus large ou, au contraire, partir de leur réalité professionnelle ? Cela passerait par plus de cours de géométrie en maths pour les filières du bâtiment, ou l’étude de l’histoire de leur métier, par exemple. »
Des élèves orientés dans cette voie par défaut ont pu prendre le temps de mûrir leur projet futur, de grandir, tout en continuant à être formés.
Après 1945, au sein de l’enseignement professionnel, s’est développée l’idée que la culture technique était aussi émancipatrice que la culture classique bourgeoise. Comme le rappelle l’historien Gilles Moreau, « cette culture s’appuie sur les enseignements généraux, mais aussi sur la culture prolétarienne. Les élèves étudiaient donc les textes littéraires issus de la culture des ouvriers, comme ceux de Michel Ragon. » Les enseignements techniques sont donc aussi importants au sein de la formation.
Éric Nicollet précise : « Après avoir appris à effectuer le geste en atelier, ces cours permettent aux élèves de situer ce geste et de le comprendre. Ainsi, ils seront totalement autonomes dans leur futur métier. »D’autant que, pour certains, le lycée professionnel peut faire office de tampon, pointe l’inspecteur de l’Éducation nationale. « Des élèves orientés dans cette voie par défaut ont pu prendre le temps de mûrir leur projet futur, de grandir, tout en continuant à être formés. Ils ont, par la suite, rejoint un parcours classique dans lequel ils se sont épanouis. »
« On leur ferme des portes »
C’est le cas de Guillaume, actuellement en master d’histoire à l’université. « J’ai été en bac pro mécanique à la fin du collège. Il faut dire qu’après le divorce de mes parents, j’avais lâché les cours et mes notes ne me permettaient pas d’aller en seconde générale. Mais, après mon bac, je me suis inscrit à l’université, les cours d’histoire au lycée m’avaient tellement passionné que je voulais continuer à apprendre. »
Le jeune homme redouble plusieurs fois mais, à force de travail, il décroche sa licence, puis son master 1. « Je ne regrette pas mes années de bac pro. D’ailleurs, si mon mémoire porte sur l’histoire des sciences et de la mécanique, ce n’est pas une coïncidence, sourit-il. Heureusement que j’ai eu mon bac avant 2018. Avec Parcoursup, je n’aurais jamais pu entrer à la fac… »
Entre la réforme de Parcoursup, qui introduit la sélection à l’université, et la tendance à diminuer les enseignements généraux, les lycéens de voie professionnelle sont donc de plus en plus limités dans leurs possibilités. « On leur ferme des portes », se désole Louisa.
Lorsqu’on enlève l’histoire-géo en terminale S, ou que l’on supprime les mathématiques du tronc commun en lycée général, ça hurle. Pourquoi n’est-ce pas le cas quand on attaque le lycée professionnel ?
Avec plusieurs de ses collègues, l’enseignante d’anglais pointe également la dimension citoyenne des enseignements généraux. « On le sait, ces cours servent aussi à construire les citoyens de demain. La preuve, lorsqu’on enlève l’histoire-géo en terminale S, ou que l’on supprime les mathématiques du tronc commun en lycée général, ça hurle de partout. Pourquoi n’est-ce pas le cas quand c’est le lycée professionnel qui est attaqué ? »
Dans une tribune au Monde, Jean-Paul Delahaye, ancien directeur général de l’enseignement scolaire (Dgesco), interpelle avec force décideurs et parents sur leur manque d’engagement pour l’enseignement général en lycée pro. « Est-ce parce que ce sont essentiellement des enfants du peuple qui sont formés au lycée professionnel, des enfants de “ceux qui ne sont rien”, que vous semblez accepter qu’on les prive des outils intellectuels leur permettant de développer leur libre arbitre, de s’ouvrir au monde, et de conforter ainsi leur citoyenneté ? »
Lorsqu’elle lit cette tribune, toujours devant son lycée durant la pause, Sophia s’arrête et écrase sa cigarette. « C’est vrai que je l’ai toujours un peu ressentie, cette impression d’être une citoyenne de seconde zone. Je n’avais pas fait le lien avec les cours et le lycée, mais… » La jeune fille n’a pas le temps de finir sa phrase, la sonnerie retentit. Elle a cours de français. « Celui-là, je vais l’écouter avec attention ! »
*Le prénom a été changé.