« On a réussi à bousculer l’agenda patronal et gouvernemental »
Secrétaire général de la CGT TotalEnergies en Normandie, Alexis Antonioli raconte comment il vit le mouvement de grève qui touche sa raffinerie et décrit des conditions de travail détériorées dans un métier qui présente de nombreux risques.
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D’eux, on a l’habitude d’entendre des petites phrases citées ici et là, dans une dépêche AFP ou un sujet du 20 heures d’une grande chaîne de télévision. Ils ont moins l’opportunité, en revanche, de s’exprimer longuement pour détailler leur point de vue. Dans le cadre du mouvement social en cours dans les raffineries, Politis a voulu donner la parole à un syndicaliste salarié de l’une d’entre elles. Alexis Antonioli, secrétaire général de la CGT Total Normandie, a accepté de livrer longuement son vécu et son ressenti sur la grève qui touche sa raffinerie depuis le 27 septembre et sur ses conditions de travail.
À Total Normandie, vous êtes en grève depuis plus de trois semaines, qu’est-ce qui vous a poussés à déclencher cette mobilisation ?
Alexis Antonioli : Les collègues d’Exxon-Mobil ont lancé leur grève une semaine avant nous parce qu’ils se sont calés sur le calendrier de leur direction. À Total, c’est un peu différent. La hausse salariale et le partage de la richesse, ce sont des revendications qu’on a commencé à porter assez tôt dans l’année. On a réalisé des actions de mobilisation, avec des grèves de 24 heures en juin, en juillet et en septembre.
Malgré cela, la direction ne bougeait pas son calendrier de négociations, qui ne devaient avoir lieu qu’en janvier 2023. Pour moi, le déclencheur, c’est la prise de conscience des salariés qui, dans un premier temps, attendaient une réponse positive de la direction de Total au vu de nos résultats. On est en train d’engranger de l’argent comme jamais on ne l’a fait dans le groupe. Voyant que ça ne bougeait pas, on s’est dit qu’on pouvait hausser le ton, qu’on était légitimes à le faire.
Avez-vous été surpris de l’ampleur de votre mobilisation ?
Oui et non. Non parce qu’à la CGT Total Normandie on fait un travail quotidien de fourmi pour convaincre les salariés de leur propre force collective. Donc on s’attendait à quelque chose de très fort, et on l’a eu. Mais là où on a senti que cette mobilisation prenait de l’ampleur, c’est qu’à chaque nouvelle étape du mouvement, les taux de grévistes restaient les mêmes. Habituellement, quand on franchit certains caps, notamment l’arrêt des installations, on sait qu’on perd une partie des grévistes parce que c’est une phase qui présente des risques d’accident. Là, on est resté sur des taux de mobilisation qui, pour nous, sont historiques. Donc, dans le bon sens du terme, on a été surpris.
Vous parlez des risques de votre travail, pouvez-vous nous expliquer quel est le vôtre ?
Je suis exploitant en équipe postée. J’étais opérateur extérieur jusqu’à il y a quelques mois et je suis récemment passé opérateur consoliste. Mon métier, c’est de tourner les vannes, de surveiller les équipements extérieurs, de veiller au bon fonctionnement des installations et de m’assurer que la production est là, parce que c’est l’enjeu premier de Total. Nous, salariés, devons veiller à l’aspect sécurité. Vérifier qu’on n’a pas de fuites, de vibrations, d’incendies, etc. Ça passe par des tournées sur le terrain, de la conduite sur des écrans où on contrôle les paramètres pour vérifier que tout se passe bien dehors.
Chez Total, la production ne s’arrête pas, il faut rentrer le cash 24 h/24, 365 jours par an. Ça suppose trois week-ends sur cinq travaillés, des Noël, des jours de l’an, des nuits… Ça implique une perte de sociabilité, une perte d’espérance de vie…
Quel est votre rythme de travail ?
C’est du trois-huit : 5 h-13 h, 13 h-21 h et 21 h-5 h. On fait deux matins, deux après-midi, deux nuits, trois repos. Ce rythme fait qu’on touche une prime de quart. Les salariés pensent que c’est dû à la pénibilité du travail, mais non, c’est une prime de désocialisation. Chez Total, la production ne s’arrête pas, il faut rentrer le cash 24 h/24, 365 jours par an. Ça suppose trois week-ends sur cinq travaillés, des Noël, des jours de l’an, des nuits… Donc ça implique une perte de sociabilité, une perte d’espérance de vie parce que la gestion du sommeil est extrêmement compliquée.
Et en termes d’exposition à des risques…
C’est permanent ! Il faut reconnaître qu’à un moment il y a eu du mieux, grâce aux CHSCT [les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, qui ont été supprimés par les ordonnances Macron en 2017, NDLR], un outil très pertinent qui permettait d’améliorer les conditions de travail. Et aussi du fait d’une politique plus volontariste de la direction sur la sécurité.
Aujourd’hui, avec le passage au comité social et économique (CSE), on constate une concentration de responsabilités très diverses pour les élus du personnel qui n’est pas de nature à nous préserver de l’ensemble des risques. On remarque aussi que la direction dépense beaucoup en communication, notamment autour des enjeux de la sécurité. Mais, dans les faits, ça ne suit pas.
Notre travail implique de l’espérance de vie en moins. On est exposés en même temps au bruit, à la fatigue, aux substances chimiques… Tout cela se cumule et s’aggrave.
Prenons un exemple. Récemment, Total est passé au tribunal pour un accident de travail qui a eu lieu en 2016 sur nos installations. Les travaux qui ont provoqué l’accident auraient pu être menés en complète sécurité si on avait arrêté la production. Mais, comme on a un intérêt financier à ne pas arrêter la production, on essaie de trouver des solutions alternatives acceptables en termes de risques. Malheureusement, cela implique des expositions à des produits chimiques, des salariés pris dans des fronts de flamme… Sur notre plateforme, deux sous-traitants sont morts au travail en trois ans.
Concrètement, quels sont les risques auxquels vous êtes exposés ?
Notre travail implique de l’espérance de vie en moins du fait d’une exposition polyfactorielle dramatique. C’est-à-dire qu’on est exposés en même temps au bruit, à la fatigue, aux substances chimiques… Tout cela se cumule et s’aggrave.
Concernant les maladies professionnelles, les plus répandues sont les cancers de la vessie et de la prostate, liés notamment au benzène. On remarque aussi une recrudescence de tumeurs cérébrales sans parvenir encore à clairement faire le lien avec les substances auxquelles nous sommes exposés. En outre, beaucoup de salariés sont cassés par le travail au niveau des épaules et du dos. Les vannes sont complètement grippées et on s’esquinte dessus à longueur de journée…
Remarquez-vous une précarisation du métier au sein de la raffinerie, avec de plus en plus de sous-traitants et d’intérimaires ?
Oui, clairement. Je travaille depuis seize ans dans cette raffinerie. Quand je suis arrivé, on avait des salariés sous-traitants qui étaient les mêmes depuis de nombreuses années. Ils connaissaient les installations par cœur. Aujourd’hui, pour des jeux de mise en concurrence des entreprises, on se retrouve avec un énorme turn-over sur la maintenance, réalisée par des sous-traitants dont les salariés ne connaissent ni l’outil sur lequel ils doivent intervenir ni ses spécificités. Ils doivent tout apprendre. En termes de maintenance, c’est catastrophique.
Aujourd’hui, on fait tourner les intérimaires deux, trois ans, avant d’en prendre d’autres, à chaque fois avec une perte de savoir-faire énorme.
C’est pareil pour les intérimaires. À mes débuts, dans les équipes postées, il n’y en avait quasiment pas. S’il y en avait, ils étaient ultra-qualifiés, avec une grande expérience qui coûtait cher à l’entreprise. Aujourd’hui, on fait tourner les intérimaires deux, trois ans, avant d’en prendre d’autres, à chaque fois avec une perte de savoir-faire énorme. Dans les équipes postées, on est désormais à 20/25 % d’intérimaires. C’est franchement inquiétant.
La rémunération des salariés de Total en raffinerie a fait polémique, la direction assurant que le salaire moyen d’un opérateur était de 5 000 euros. Quelle est votre rémunération ?
Cela dépend des mois et des primes. Je gagne 2 500 euros net par mois, et ça peut monter aux alentours de 3 000 euros selon les primes. Mais il faut revenir à l’origine des 5 000 euros : c’est un communiqué de la direction ! 5 000 euros pour un opérateur dans le pétrole, ça n’existe pas. Au-delà de ça, quand bien même on serait payé ce prix-là, est-ce que revendiquer le maintien du niveau de vie serait illégitime parce qu’on gagne plus que le salaire moyen ?
Outre cette polémique sur la rémunération, de nombreuses personnes vous ont présenté comme des « preneurs d’otages ». Que répondez-vous à cela ?
C’est malheureusement habituel. C’est devenu la norme du traitement médiatique de chaque grève. Il faudrait faire des grèves qui n’auraient aucun effet ! Je vais prendre un exemple très concret : ma femme est infirmière. Elle est souvent en grève parce que ses conditions de travail sont horribles et que le manque de moyens est flagrant. Mais quel rapport de force arrivent-ils à instaurer ? Aucun. Quelles solutions politiques émergent de cela ? Aucune. On est dans un système où sans impact sur l’économie et son fonctionnement on n’obtient rien. C’est une réalité, malheureuse certes, qu’il faut cependant avoir en tête.
Certains médias se servent des infirmières pour dire « regardez, elles ne peuvent pas aller au travail »… Mais où sont-ils quand les infirmières émettent des revendications ?
Aujourd’hui, on observe le gouvernement et certains médias qui se servent justement des infirmières pour dire « regardez, elles ne peuvent pas aller au travail »… Mais où sont-ils quand les infirmières émettent des revendications ? Pour protéger l’hôpital qu’ils démolissent depuis trente ans ?
Je vais dire les choses clairement : oui, il y a des salaires pires que les nôtres. Mais on n’est pas non plus dans des situations où on pourrait subir l’inflation sans broncher. On se lève le matin pour aller bosser, on s’expose à des produits chimiques dégueulasses, dans des conditions qui se dégradent. Bien sûr qu’il y a des boulots pires que les nôtres. Mais c’est dans cette concurrence de la misère qu’on voit bien le double discours gouvernemental et médiatique.
Les grands discours sur les salariés précaires ne sont valables que durant les périodes de grève marquantes. C’est la même chose avec les cheminots. Quand ils sont en grève, on nous rabâche leurs avantages, qu’ils seraient des privilégiés… Une fois que le gouvernement a dit ça, qu’est-ce qu’il fait le reste de l’année pour améliorer les conditions de travail de tous les autres ? Rien. Ce double discours est infect.
Pourtant, selon un sondage Elabe pour BFMTV, une majorité relative de Français soutiennent votre mobilisation, et ce, malgré les galères que cela engendre pour nombre d’entre eux. Comment l’expliquez-vous ?
Je pense que notre lutte est perçue comme exemplaire. On a réussi à relever la tête dans une période où il est très compliqué d’avoir des séquences sociales comme celle-là, notamment depuis le covid.
Il y a aussi une haine, je pense, à l’égard de la direction de Total. Il y a une prise de conscience que cette multinationale-là n’est pas neutre dans ce qu’elle fait, mais qu’elle a un impact écologique et social négatif. Ce sont toutes ces raisons combinées qui font qu’on rencontre un soutien relatif aujourd’hui.
Malgré tout, on a eu l’impression que les forces politiques de la Nupes ont mis du temps à vous soutenir, à venir sur les piquets de grève…
Le frein venait de nous au début. On voulait porter nos messages nous-mêmes et avoir une vraie défense de classe. Mais on a vite fait le constat qu’on avait beau porter un message politique face aux médias, ce n’était jamais ce message qui était retenu. Sur le piquet de grève, on a eu des discussions pour savoir si on acceptait de faire venir les députés qui souhaitaient nous apporter leur soutien depuis quelques jours. On s’est dit qu’ils avaient un accès médiatique plus large que nous. Donc on les a laissés venir.
Leur arrivée n’a pas été une mauvaise chose. Mais on en perçoit vite les limites. Une fois que les grandes déclarations sont faites, matériellement, qu’est-ce qu’il se passe ? Pas grand-chose.
Justement, depuis la signature d’un accord entre la direction de Total et la CFDT et la CFE-CGC, majoritaires à eux deux, comment poursuivre la lutte et obtenir gain de cause ?
Cet accord a été vécu comme un coup de poignard dans le dos par l’ensemble des grévistes et même au-delà. Après, ce ne sont ni la CGT, ni la CFDT, ni la CFE-CGC qui font la grève, ce sont les grévistes. C’est ce qu’on a tenté de dire à la négociation : le but n’est pas de convaincre les syndicats, mais de convaincre les grévistes.
Cette mobilisation interprofessionnelle montre que nous sommes dans un moment explosif socialement.
Tout l’enjeu est de maintenir la pression avec la mobilisation interprofessionnelle [l’entretien a été réalisé en amont de la mobilisation de ce 18 octobre, NDLR], qui nous donne un cap à tenir. Parce qu’aujourd’hui, ce que nous défendons, c’est l’indexation des salaires sur l’inflation. Il n’y a pas que les salariés de Total et d’Exxon Mobil qui subissent l’inflation. Nous avons une économie qui est florissante, est-ce qu’on ne peut pas prendre une partie de cette richesse-là pour alimenter les salaires ? C’est le mot d’ordre pour lequel il faut se battre.
Le fait d’avoir créé cette mobilisation interprofessionnelle avec ce mot d’ordre-là, est-ce que ce n’est pas déjà une forme de victoire ?
On a réussi à bousculer l’agenda patronal et l’agenda gouvernemental. Et rien que ça, pour nous, c’est une forme de victoire. Il ne devait rien se passer en septembre et en octobre. Cette mobilisation interprofessionnelle montre que nous sommes dans un moment explosif socialement. On a instauré un tel rapport de force que, pour y répondre, le gouvernement réquisitionnent des salariés pour casser la grève. Cela montre un état de panique dans la classe dominante. Nous voulons appuyer là-dessus.
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