Photo : Christine Spengler capture l’espoir au milieu des ruines
Dans une exposition collective consacrée aux femmes reporters de guerre, la photographe se distingue pour son regard frontal, entre fascination et répulsion, mais jamais dépourvu d’humanité.
dans l’hebdo N° 1728 Acheter ce numéro
Un cabinet de curiosités. C’est exactement ça, l’appartement de Christine Spengler, au cœur de Paris. Un long couloir orné de photographies en noir et blanc en grand format qui donne sur plusieurs pièces, toutes chargées d’œuvres d’art. D’autres images encore, des sculptures, des tableaux, des objets étonnants, des œuvres surréalistes signées par sa mère, qui fréquentait Salvator Dali et André Breton.
Christine Spengler, Femmes photographes de guerre, musée de la Libération de Paris, Paris XIVe, jusqu’au 31 décembre.
Belfast, en 1972, le bombardement de Phnom Penh, en 1974, un cimetière de martyrs en Iran, en 1979, des ex-voto très colorés où l’on reconnaît plusieurs personnalités, entourées de motifs fleuris, comme Greta Garbo ou Marguerite Duras – à laquelle Christine Spengler voue une admiration sans bornes –, un Christ aux piments, un hommage à Christian Lacroix, une représentation du Sahara occidental, un portrait de Frida Kahlo – où l’on ressent des influences de Velasquez –, de larges meubles de bureau regorgeant de photographies. Soit le parcours d’une vie marquée par les soubresauts du monde.
Gamine, Christine Spengler ne se voyait pas photographe. Née en 1945, elle grandit en Alsace jusqu’à la séparation de ses parents, quand elle n’a que 7 ans. Elle est recueillie par son oncle, diplomate, et sa tante, installés à Madrid. Une famille stricte, protestante, pieuse.
Les sorties principales se tournent vers le Musée du Prado. Un apprentissage de l’art. La môme se détourne de Velasquez et ses Ménines pour se concentrer sur Goya, dont elle se verra plus tard l’héritière, notamment si l’on songe à la série Les Désastres de la guerre. Il y a pire.
« C’est toi qui seras photographe ! »
Étudiante en littérature, dans un établissement franco-espagnol, elle se rêve en écrivaine. La vie en décidera autrement, quand, avec son frère, assistant photographe, elle part au Niger avec la volonté « de se perdre », se souvient-elle. Au soleil tant qu’à faire. Elle n’a pas encore 25 ans.
On est en 1970. Destination Séguidim, « la ville de sel », une cité abandonnée « hérissée d’igloos blancs crissant au soleil ». Là-bas, l’unique survivant, sultan, un vieux patriarche aveugle appuyé sur un bâton, erre dans les ruines, habillé d’oripeaux pourpre et or. Sur la route, pour seuls repères, « ce sont les dunes, identiques, les montagnes, les poteaux télégraphiques ».
Visite rendue, direction le Tchad, au bout du désert du Ténéré, là où des combattants s’élèvent contre les hélicoptères français. Elle réalise ses premières photos. Des combattants main dans la main. Sitôt arrivés, son frère et elle sont arrêtés par les forces françaises, pour soupçons d’espionnage. L’ambiance est bon enfant. On célèbre même comme on peut le 14 Juillet. L’incarcération dans un fort modeste dure trois semaines. C’est là que Christine trouve sa vocation. Son frère lui offre son Nikon. « C’est toi qui seras photographe ! »
À son retour en Europe, son travail sur les combattants tchadiens sera publié dans Informaciones, titre installé à Madrid. Pleine page. Pas peu fière, la jeune Christine. Qui se décide pour la photographie de guerre. Au fil des années, elle se rend en Irlande, à Belfast, pour une galerie d’enfants chahuteurs, des innocents au milieu du conflit irlandais; au Vietnam, au moment du départ des Américains, d’autres enfants, nageant dans le Mékong, au milieu des douilles d’obus, un gosse pleurant la mort de son père; les premiers jours de la révolution islamique, à Téhéran, des gardiennes de la révolution; un enfant soldat dans le Sahara occidental; une fillette sur une aire de jeu, au milieu des chars, au Nicaragua; Téhéran, Beyrouth, puis Bagdad, Hérat, en Afghanistan. Toujours en noir et blanc, traquant les contrastes.
À la clé, des publications dans Life et Time, dans Paris-Match et Le Monde, El Pais et Newsweek, une embauche dans l’agence Sipa. Peu rémunérée, mais défrayée. Christine se découvre une passion, le goût surtout pour la mort. Tout se passe comme si elle voulait se confronter à elle, la rechercher.
De quoi couvrir, ce qui ne manque pas, les conflits à travers le monde. Un modèle en tête, Robert Capa. Il s’agit de se rapprocher au plus près du sujet pour réussir une photo. Une marque de fabrique dans sa production, des formats le plus souvent à l’horizontale et un regard frontal sur son sujet. Sans fioritures. Christine Spengler cadre en empathie. Avec la volonté de témoigner des causes justes, de prendre le parti des opprimés, comme les femmes et les enfants.
Pour sauvegarder un état d’esprit qui tienne la route, à chaque retour de reportage, elle s’adonne aux ex-voto.
Pour sauvegarder un état d’esprit qui tienne la route, à chaque retour de reportage, elle s’adonne aux ex-voto. Des photo-montages gavés de couleurs vives, de motifs fleuris, égayés. C’est pour elle « une manière de repousser, d’éloigner la mort », dans ce rapport entre répulsion et fascination, une façon de conjurer le traumatisme des expériences de guerre.
Après avoir illuminé, l’été dernier, les Promenades photographiques de Vendôme, Christine Spengler participe aujourd’hui à une exposition collective à Paris qui fait la part belle aux femmes photographes de guerre. À ses côtés, Gerda Taro, Lee Miller, Catherine Leroy, Françoise Demulder, Susan Meiselas, Carolyn Cole et Anja Niedringhaus. De la guerre civile en Espagne aux conflits des années 2010 en Afghanistan, de quoi observer un regard multiple. Parmi ces huit femmes, deux survivantes : Carolyn Cole et Christine Spengler.
Cadré au pur de l’épure
L’œil pétillant, celle-ci en est persuadée, certaines images n’auraient pu être réalisées, au milieu des combattants et des populations civiles, si elle n’avait pas été une femme, brune aux cheveux courts, passant presque inaperçue, cachant selon les circonstances son appareil photo sous un voile, pour encastrer dans son objectif l’espoir au milieu des ruines. Sans sensationnalisme ni esthétique de la guerre. C’est cadré au pur de l’épure.
Elle poursuit maintenant sereinement – en attendant une rétrospective à Madrid et au Cambodge –, toujours avec le sourire et son phrasé volubile, son travail de photographe depuis… son balcon. Surtout, elle s’est tournée vers l’esthétisme, coloriant des portraits photographiques historiques et ses propres clichés de guerre. Ça l’amuse, et elle n’a pas envie de s’arrêter.