Tombeaux (littéraires) pour victimes de la Shoah
Éminente spécialiste du judéocide par les nazis, l’historienne Annette Wieviorka retrace le passé de sa propre famille, dont une bonne part disparut à Auschwitz.
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On connaît le travail d’Annette Wieviorka sur la Shoah, en particulier L’Ère du témoin (1), l’un des ses maîtres-ouvrages, où elle mettait justement en exergue la mémoire de la tragédie, avertissait déjà de la prochaine et inévitable disparition des témoins. Dans ce nouveau livre très personnel, la grande historienne, tout en suivant les principes de sa discipline scientifique, peut aussi se retourner sur son propre parcours – et sur celui de sa propre famille.
Tombeaux. Autobiographie de ma famille. Annette Wieviorka, éd. Seuil, coll. « Fiction & Cie », 380 pages, 21 euros.
Nous l’avions interrogée l’an dernier lorsqu’elle avait publié un récit analysant « ses » _Années chinoises (2), ces deux années où, maoïste convaincue, elle était partie s’installer avec son mari et sa progéniture dans la Chine de Mao, de 1974 à 1976, pour y enseigner le français. Où elle reconnaissait que « le totalitarisme a une vraie puissance de séduction ».
Or c’est au retour de ce séjour, douloureux au quotidien, qu’elle embrasse le métier d’historienne, en ayant le sentiment (exprimé à la fin du livre) « d’avoir trahi la mémoire de [ses] grands-parents, assassinés à Auschwitz, en servant un de ces régimes totalitaires de “l’âge des foules” ».
Cette vocation commence d’ailleurs, dès la fin des années 1970, par le projet – finalement abandonné – d’écrire un livre consacré à son grand-père paternel, Wolf Wieviorka, journaliste et écrivain (en yiddish) né en Pologne, débarqué à Paris dans les années 1920.
Ce livre, élargi à l’ensemble de sa famille – ses deux branches, maternelle (les Perelman) et paternelle (les Wieviorka) –, elle a finalement mis près de quarante ans à l’écrire. Tel un exercice de microhistoire, ces Tombeaux sont d’abord une véritable leçon d’histoire, et sans doute d’historiographie.
Réflexion sur le présent
Annette Wieviorka retrace les parcours des Juifs polonais installés dans cette France qui, après la saignée des tranchées et son million et demi de morts, est demandeuse de travailleurs qui subissent, comme les migrants d’aujourd’hui, toutes les tracasseries administratives pour leurs papiers. Avec grand soin, elle reconstitue les environnements économiques, sociaux, culturels de ces familles qu’elle parvient à faire « réapparaître ».
Ce livre est une épreuve de lecture. Une épreuve nécessaire.
Certains parviennent à passer en Suisse, d’autres sont pris « dans la nasse de Nice », encerclée à l’automne 1943 « par la Gestapo antijuive » commandée par le SS Aloïs Brunner, comme le seront Simone Veil et sa famille, le père de Serge Klarsfeld ou la famille du grand historien Jules Isaac. Poursuivant jusqu’après la Libération, pour ceux qui ont échappé à la traque, ou son oncle Roger, le seul qui rentrera d’Auschwitz après quinze mois d’esclavage au fond d’une mine de charbon.
L’auteure amène finalement une réflexion sur le présent, dans ce livre écrit en partie pendant la période de confinement, où elle évoque aussi (à la fin) la guerre en Ukraine « dont on ne sait comment elle finira ». Elle essaie ainsi de décrypter, sinon deviner, ce que sa famille pouvait penser durant l’Occupation et les stratégies que les siens ont pu mettre en œuvre pour se sauver. Ce livre est donc aussi une épreuve de lecture. Une épreuve nécessaire.
(1) L’Ère du témoin, [éd. Plon, 1998], éd. Hachette/Pluriel, 2013.
(2) Mes Années chinoises, éd. Stock, 2021.