À Calvignac, chasse, mort et intimidations
Deux ans après le décès de Morgan Keane, 25 ans, tué un jour de chasse dans cette commune du Lot, le tireur et le président de battue comparaissent devant le tribunal de Cahors. Et le village se déchire.
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Dans le recoin d’un bois du Lot, près de la départementale D19, se détachent deux silhouettes. Leurs chasubles orange fluo jurent avec les feuilles de chêne qui tapissent le sol en ce dimanche d’automne. « Et de trois ! » dénombre Fabien, 28 ans, venu chasser le sanglier accompagné de Julien, 13 ans.
Des randonneurs passent. Talkie-walkie à la main et carabine en bandoulière, l’homme se veut rassurant : « Ici, on suit le protocole à la lettre, l’accident n’aurait jamais dû arriver. » Il fait référence au drame qui a bousculé les environs, un jour de chasse à Calvignac.
Le 2 décembre 2020, dans le hameau de La Garrigue, alors qu’il coupe du bois devant chez lui, Morgan Keane a été tué par un chasseur. Il avait 25 ans. Le tireur ainsi que le président de battue devaient comparaître devant le tribunal correctionnel de Cahors, ce jeudi 17 novembre, pour « homicide involontaire ».
Dans cette bourgade de 200 âmes, perchée au cœur du parc naturel régional des Causses du Quercy, cette tragédie est un choc immense. Tout le monde connaissait ce jeune homme orphelin qui vivait isolé avec son frère cadet, Rowan, au creux de la vallée du Lot. « Ses copains le surnommaient Blanche-Neige, car il y a toujours plein d’oiseaux et d’animaux dans son jardin », confie avec tristesse Mila Sanchez, une amie d’enfance de Morgan.
Deux ans ont coulé dans les méandres de la rivière, mais les dissensions perdurent. « Ce n’est pas la fête ici, souffle Mila. Il n’y a aucune remise en question de la part des chasseurs, aucune volonté réelle d’apaisement. » Quelques jours après la mort de son ami, elle relève déjà des propos cyniques dans la bouche de certains villageois : « Il vaut mieux être à la place de Morgan qu’à celle du tireur, qui risque d’aller en prison », ou encore « Il aurait pu mourir en traversant la route ».
Pour cette femme de 27 ans, qui connaissait « Moggi » depuis la maternelle, ce drame ne doit rien au hasard. Elle et trois autres proches de la victime ont créé le collectif Un jour un chasseur, pour ouvrir le débat et briser le tabou des accidents liés à ce loisir. Leur page sur Instagram cumule à ce jour plus de 40 000 abonnés.
Intimidations et barbelé
Ces Quercinoises parviennent à se faire auditionner par les plus hautes sphères du pouvoir, tel le Sénat pour la mission sur la sécurisation de la chasse. Mais, quand il s’agit des institutions de ce territoire, la porte se referme. Les élus locaux, dont certains ont leur permis de chasse, ne soutiennent pas les actions du collectif.
« Ils se sentent attaqués et préfèrent sortir les gros bras », considère Mila. Fin 2021, trois hommes avec fusil se sont postés dans un champ qui jouxte le domicile de Rowan, alors qu’il est encore traumatisé par le bruit des coups de feu.
Le collectif Un jour un chasseur décrit immédiatement cette mésaventure sur les réseaux, fustigeant « un manque de respect de la part des chasseurs de Calvignac ». Il s’agissait en réalité de ceux de Cajarc, une commune voisine.
Plutôt que de compatir, la société de chasse locale porte plainte pour diffamation. Celle-ci aboutit à un non-lieu, mais elle est perçue comme une intimidation par les proches de la fratrie Keane. Certains chasseurs déboussolés s’enferment dans le silence, d’autres sentent leur mode de vie menacé et font preuve de peu d’empathie à l’égard des personnes endeuillées.
Un constat qu’a pu faire Rose, la mère du meilleur ami de Morgan. L’an dernier, elle fonde l’association Vivre sereinement dans nos campagnes. Tous les samedis pendant six mois, les adhérents tiennent un stand d’information sur le marché de producteurs de Cajarc.
À chaque fois que l’on entend un coup de fusil, ça nous replonge dans l’horreur.
« On vendait des stickers et on parlait de la situation avec des gens. Mais la mairie nous a demandé d’arrêter, les chasseurs faisaient pression », précise-t-elle, d’un air résigné. Un matin, cette professeure d’anglais retraitée a découvert du barbelé sur sa propriété, mais elle ne souhaite pas en dire davantage. « C’était l’année dernière, je ne veux pas faire de problèmes, car les relations sont beaucoup plus calmes et le procès approche. »
Pour Dominique, sympathisante de l’association, les tensions se manifestent dans ses liens quotidiens : « Certaines personnes ne me disent plus bonjour. Puis on m’a reproché ma proximité avec l’asso. Ceux qui me livraient du bois ont arrêté du jour au lendemain. »
Des changements de comportement justifiés à demi-mot. « C’est l’omerta, explique la Lotoise. À la campagne, on ne dit pas grand-chose, on vit avec. » Depuis l’accident, elle et de nombreux autres ruraux ont peur de prendre du plomb en sortant de chez eux. « À chaque fois que l’on entend un coup de fusil, ça nous replonge dans l’horreur. »
Pour assurer la sécurité de Rowan et éviter tout conflit local, Rose s’en remet désormais à l’Association pour la protection des animaux sauvages. Elle espère classer les terrains du jeune homme comme refuge, afin d’empêcher le passage des battues.
Avec les membres d’Un jour un chasseur, la sexagénaire avait demandé que soit pris un arrêté municipal pour interdire la traque du gibier dans un périmètre d’un kilomètre autour du domicile de Rowan. En vain. Cinq cents mètres ? Même réponse.
Dialogue impossible
« On a l’impression de devoir toujours faire attention à notre sécurité, d’être dans la contrainte, alors que les chasseurs n’en subissent que très peu », s’indigne Dominique. Dans cette zone se trouvent les parcelles de Laurent Gary, conseiller municipal de Calvignac et président de la société de chasse de Saint-Jean-de-Laur, le village d’à côté.
« Un kilomètre, c’est impossible, ça représente toute mon exploitation », explique l’éleveur bovin. Après le drame, ceux qui se considèrent comme des régulateurs des populations animales n’ont pas pu tuer de sangliers pendant plusieurs mois, pour respecter une période de deuil et d’enquête. « On en voit encore les conséquences, c’est l’apocalypse », déplore-t-il en pointant du doigt le champ qu’il laboure.
Laurent Gary comprend le désarroi des habitants, mais précise que les hommes en kaki subissent aussi des retombées négatives : « Certains nous font des bras d’honneur et nous insultent au bord des routes. » Dans le coin, « ça a jeté un froid », reprend l’agriculteur. « Ce que fait Un jour un chasseur, c’était bienveillant au début, mais maintenant c’est un peu extrême » car, selon lui, cela attise la haine entre les pro-chasse et les anti-chasse.
Cette vision binaire, Bruno Almosnino n’en veut pas. Installé dans le bourg depuis plus de dix ans, il est favorable à une activité qu’il juge indispensable pour réguler la faune et qu’il observe avec fascination dans le cadre de son travail d’écrivain. Toutefois, il reste critique : « Comment ça se fait qu’on vive ensemble, mais qu’on ne se connaisse pas ? »
Avec sa voisine Martine Michard, ils ont tenté d’ouvrir le dialogue. « En février 2021, on a envoyé une lettre au maire de Calvignac pour demander un hommage à Morgan et essayer de comprendre ce qu’il s’est passé », détaillent ceux qui entretenaient une « belle amitié » avec le jeune homme.
Ils sont alors reçus à la sous-préfecture du Lot, à Figeac, en présence d’élus, dont Didier Burg, maire de Calvignac. « Tout se passait bien puis, au moment de partir, il se lève pour évoquer la fragilité des chasseurs et rappeler leur volonté de ressortir leur carabine de nouveau, relate Martine. C’était à côté de la plaque ! »
Une « grande maladresse » qui, selon eux, en dit long sur la priorité accordée aux chasseurs. Aucun hommage n’aura finalement lieu après cet unique échange. Pour autant, Didier Burg ne relève « aucune tension ». L’édile du village ne souhaite pas s’exprimer avant le procès. « J’ai mes opinions, lâche-t-il. Morgan était mon ami. »
Huile sur le feu
Dans son salon bas de plafond éclairé par le soleil, Bruno Almosnino verse du café dans la tasse de Martine Michard. Ils se remémorent la vie de leur voisin disparu. « Cette histoire, c’est une tragédie grecque », décrit l’auteur.
Morgan perd sa mère et son père à quatre ans d’intervalle, tous les deux d’un cancer. Il est orphelin à 24 ans et meurt un an plus tard, à quelques mètres de son jeune frère, Rowan. Ses proches tiennent aujourd’hui à ce que son nom ne disparaisse jamais et espèrent obtenir justice pour sa mémoire.
Quant aux chasseurs, ils souhaitent tourner la page sombre de l’hiver 2020. Pourtant, l’annonce du procès n’a fait qu’ajouter de l’huile sur le feu. La fédération départementale des chasseurs du Lot a en effet choisi de se porter partie civile, aux côtés de Rowan Keane.
« C’est la politique générale de la fédération nationale pour avoir accès au dossier », justifie l’antenne locale dans un article de La Dépêche du Midi du_ 16 octobre. « Cela n’empêche pas qu’en tant que chasseurs nous soyons aussi pleins de mansuétude pour l’auteur du tir », précise le vice-président, Jean-François Cau.
« Une méthode courante pour montrer qu’eux sont des “bons chasseurs”, analyse Mila Sanchez, pour qui cette décision passe mal. Cela n’aide pas à l’apaisement car, d’un point de vue concret, ils peuvent toucher un dédommagement financier. »
Les deux prévenus encourent jusqu’à trois ans d’emprisonnement, 75 000 euros d’amende, ainsi qu’une interdiction de détenir une arme pendant cinq ans ou encore le retrait définitif du permis de chasse.
(1) « Mission conjointe de contrôle sur la sécurisation de la chasse », www.senat.fr
*Les prénoms ont été modifiés.