« Aucun ours » de Jafar Panahi : en contrebande

Le cinéaste, désormais emprisonné par le pouvoir iranien, se met en scène en tant que réalisateur réfugié dans un village où il doit faire face aux superstitions et aux limites de la fiction.

Christophe Kantcheff  • 22 novembre 2022 abonnés
« Aucun ours » de Jafar Panahi : en contrebande
© Jafar Panahi – le personnage – dirige son film à distance. (Photo : ARP sélection.)

Jafar Panahi a été emprisonné par le régime des mollahs le 11 juillet de cette année. Le cinéaste était venu manifester devant la prison d’Evin, à Téhéran, pour exiger la libération de deux de ses confrères, Mohammad Rasoulof et Mostafa Al-Ahmad, incarcérés trois jours plus tôt. Ceux-ci avaient signé un appel sur les réseaux sociaux demandant aux forces de l’ordre d’arrêter de menacer les civils avec leurs armes à feu pendant les manifestations.

Aucun ours, Jafar Panahi, 1 h 47.

Jafar Panahi était sous le coup d’une condamnation, prononcée en 2010, à six ans de prison et vingt ans d’interdiction de réaliser et d’écrire des films, de voyager et de s’exprimer dans les médias, pour avoir protesté contre la réélection de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence de la République islamique d’Iran. Il vivait depuis sous un régime de liberté conditionnelle. Révoqué, donc, ce 11 juillet.

Alors qu’une multitude de femmes, épaulées par des hommes, ont lancé un mouvement révolutionnaire au péril de leur vie, Jafar Panahi croupit en prison pour avoir fait preuve, lui aussi, de courage. Malgré l’interdit, le cinéaste avait continué à travailler, dans des conditions de clandestinité. Cela a donné des œuvres marquantes. Que ce soit Ceci n’est pas un film, réalisé avec Mojtaba Mirtahmasb, Taxi Téhéran (Ours d’or à Berlin) ou Trois Visages (prix du scénario à Cannes). Voici maintenant Aucun ours.

© Politis
Jafar Panahi campe son propre rôle, dirigeant un film à distance. Le réalisateur est aujourd’hui derrière les barreaux. (Photo : ARP Sélection.)

On retrouve Jafar Panahi dans son propre rôle. Tout comme Trois Visages, Aucun ours a été tourné dans la région du nord-ouest de l’Iran, où vivent les Azéris, la minorité turcophone dont est issu le cinéaste.

À l’invitation du maire d’un village, Jafar Panahi, le personnage, a trouvé refuge dans une maison dont il ne bouge pas (sauf la nuit, où il emprunte le chemin des contrebandiers…), pour être plus près du lieu de tournage de son film en cours, de l’autre côté de la frontière turque.

Superstitions

Il dirige la mise en scène à partir de son ordinateur, comme en télétravail, quand le réseau de connexion le permet.

Tout se déroulerait à peu près correctement si Jafar Panahi n’avait pas pris quelques photos autour de chez lui. On prétend en effet qu’il a photographié deux amoureux dont la relation est « illégitime » – une coutume veut qu’au moment de couper le cordon ombilical d’un bébé mâle on lui désigne déjà sa future femme ; or cette désormais jeune femme en aime un autre. Le cliché en question constituerait la preuve de ce forfait. Le maire et les habitants du village exercent dès lors une pression de plus en plus appuyée sur Panahi pour qu’il le leur fournisse.

Le choix du titre du film vient d’une mise en garde que lui fait un habitant, une nuit où le cinéaste marche à travers le village : il lui dit de faire attention aux ours. Puis il lui avoue qu’il n’y a en réalité pas d’ours : « En ville, vous luttez contre les autorités. Ici, nous nous battons contre les superstitions. » Le film montre que les victimes en sont finalement les mêmes. Que ce soit ceux qui dérogent à la règle (les amoureux) ou le témoin (le photographe, ou plus largement l’artiste).

Aucun ours s’interroge sur la manière d’atteindre une vérité quand on crée alors qu’on est soi-même persécuté.

Tout est miroir dans les films à contraintes que Jafar Panahi réalise depuis qu’il brave l’interdit. Tout reflète la situation dans laquelle il se trouve. Ainsi, Aucun ours parle du cinéma, et plus particulièrement du rapport entre fiction et réalité.

Car le film que Panahi réalise raconte précisément l’histoire de deux amoureux qui veulent quitter leur pays pour rejoindre la France. Mais quelque chose se grippe. Les acteurs, dont c’est la propre vie qui est racontée, se rebellent, estimant que « tout est faux » dans le film qu’ils sont en train de tourner.

Aux organisateurs de la Mostra de Venise, où Aucun ours a été sélectionné, Jafar Panahi et Mohammad Rasoulof ont adressé une lettre ouverte où ils disaient : « L’espoir de créer à nouveau est notre raison d’être. » Aucun ours s’interroge sur la manière d’atteindre une vérité quand on crée alors qu’on est soi-même persécuté.

Derrière les barreaux, il est certain que Jafar Panahi réfléchit à son prochain film. Aucun ours prouve que, quoi qu’il arrive, il ne perd rien de sa puissance créatrice.

Cinéma
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